La science, un prérequis essentiel à l’exercice démocratique

Le 13 septembre 2022, à l’invitation de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale, Rémi Quirion[1], scientifique en chef du Québec, prononçait la conférence d’honneur au Congrès de l’Association des bibliothèques parlementaires du Canada[2]. Son allocution portait sur la nécessaire médiation entre la sphère scientifique et les responsables politiques. Aussi, il présentait quelques-unes des initiatives mises en place par le scientifique en chef et les Fonds de recherche du Québec afin de faciliter le dialogue entre science et politique.

Dans le texte qui suit, M. Quirion revient sur les réflexions esquissées à cette occasion et propose quelques principes et pistes d’action à suivre pour que les décisions du pouvoir législatif soient davantage fondées sur les données de la science, avec tout ce que cela peut comporter de nuances et d’incertitudes.

Rémi Quirion
Scientifique en chef du Québec

Julie Dirwimmer
Conseillère principale, relations sciences et société
Bureau du scientifique en chef du Québec

Les parlementaires manquent de temps pour prendre connaissance des articles scientifiques que mes collègues du milieu de la recherche leur font parvenir. Cependant, cela ne veut pas nécessairement dire que les élues et les élus ne prennent pas en compte les informations scientifiques dans leur travail, car ils bénéficient du soutien des bibliothèques parlementaires et des équipes de recherche des cabinets ministériels et des partis. Cette démarche de mobilisation et de synthèse des informations constitue, en réalité, un prérequis essentiel à l’exercice démocratique : on ne peut pas avoir de débat public constructif sans baser nos échanges sur les données factuelles et scientifiques. Renforcer l’accès à une information de haute qualité, c’est renforcer les démocraties, qui sont plus que jamais soumises à des pressions polarisantes.

Les parlements sont des lieux de mobilisation des connaissances tout à fait singuliers. Les personnes élues qui y siègent disposent de peu de temps et s’efforcent de concilier des positions issues de plusieurs parties prenantes dans une forme de rationalité limitée[3]. Elles font un usage principalement symbolique de l’information scientifique, c’est-à-dire pour légitimer une position qui a déjà été déterminée par d’autres facteurs (politiques, sociaux, économiques). Plus rarement, l’information scientifique est utilisée de manière instrumentale (pour éclairer une décision qui n’est pas encore prise) ou conceptuelle (pour explorer un enjeu). Dans ce contexte, les parlementaires désirent recevoir les informations qui ont une valeur hautement stratégique dans leur contexte, pertinente pour les dossiers inscrits sur leur liste de priorités et issues d’une source considérée comme crédible[4].

Les membres de l’Assemblée nationale bénéficient de bonnes infrastructures parlementaires pour accéder aux informations scientifiques. Nous nous apprêtons même à leur proposer des formations scientifiques spécifiques sur les changements climatiques[5]. Cependant, la tâche demeure colossale alors que nous sommes de plus en plus vulnérables face à l’abondance d’information. Cet article souligne quelques pistes pour aller plus loin dans la coopération entre les scientifiques et les parlementaires afin de renforcer notre démocratie.

Mieux communiquer la valeur et les limites de l’information scientifique

« Ce n’est pas moi qui le dis, c’est la science » : cette phrase politique, qui peut sonner comme de la musique aux oreilles de certains scientifiques, cache parfois une méconnaissance de la démarche de recherche. Chaque connaissance scientifique est le fruit d’un processus long et rigoureux. Certains faits démontrés par la science donnent lieu à un consensus si fort qu’on ne pourrait les remettre en question : la Terre est ronde, et elle se réchauffe. Cependant, il ne faut pas oublier que toute information publiée dans une revue scientifique n’est pas immuable tant qu’elle ne fait pas l’objet d’un consensus dans la communauté scientifique. La démarche scientifique est un processus itératif qui implique plusieurs publications et des échanges (parfois houleux) entre chercheuses et chercheurs ayant des points de vue différents. De ce fait, chaque connaissance scientifique est associée à des limites qui devraient être mieux connues des parlementaires lorsqu’ils les intègrent dans leurs argumentaires politiques. Les scientifiques et le personnel parlementaire ont un rôle à jouer en ce sens, en réservant une place de choix dans leurs notes de breffage pour communiquer l’incertitude et réduire les ambiguïtés[6].

Créer des interfaces durables entre scientifiques et politiques

Apprendre à se connaitre et à collaborer efficacement prend du temps et cette relation de confiance établie entre scientifiques et politiques devrait être considérée comme un acquis à préserver. Les institutions parlementaires dans le monde ont testé différentes formules que Chris Tyler, ex-directeur du Parliamentary Office of Science and Technology à Londres, et son équipe résument très bien dans plusieurs publications[7]. J’en retiens que, pour avoir une réelle incidence, ces interfaces doivent être conçues pour résister aux changements de législature et interpeller directement les parlementaires. En ce sens, les caucus ou commissions permanentes à vocation scientifique et technique, déjà adoptés en Finlande[8] ou dans d’autres pays, sont propices à l’émergence d’une vision prospective, et parfois transpartisane, sur la base de connaissances scientifiques. La mise en place d’un caucus parlementaire sur les changements climatiques serait, par exemple, un excellent apport à la vie démocratique québécoise.

Faire place à la diversité des expertises

Nous le savons maintenant, un enjeu de santé publique n’est jamais seulement un enjeu de santé publique. Tous les problèmes sur lesquels les élues et les élus sont amenés à intervenir sont multidimensionnels et nécessitent des éclairages scientifiques issus de divers domaines. Il y a matière à amélioration à cet égard, tant dans la communauté scientifique qu’au sein des parlements, pour mobiliser dans des délais rapides des équipes multidisciplinaires en sciences humaines et sociales, en sciences de la santé et en génie. Dans le milieu québécois de la recherche, l’approche intersectorielle est de plus en plus encouragée, via des programmes spécifiques (Audace[9]), en particulier pour aborder de grands enjeux de société comme le vieillissement de la population ou les changements climatiques. Nous devrions cependant sensibiliser davantage de chercheuses et de chercheurs d’une grande variété de disciplines au processus parlementaire afin de favoriser leur contribution aux travaux des commissions.

Soutenir les parlementaires face à la désinformation

Comme la majorité des citoyennes et citoyens du Québec, les membres de l’Assemblée nationale sont de plus en plus vulnérables à la désinformation, du fait de l’abondance de l’information disponible et des algorithmes qui exacerbent la polarisation des opinions[10]. Par leur contact avec la population, les députées et députés sont en première ligne du dialogue démocratique, qui est en pleine mutation. Comment dialoguer avec des personnes qui rejettent l’évidence des changements climatiques ou des effets de la Covid-19? Dans quelle mesure nos parlementaires sont-ils outillés pour évaluer la qualité de l’information qui leur est transmise et pour gérer les polarités dans leurs interactions avec la population? De nouvelles formes de soutien, telles que des formations, des guides et de l’accompagnement personnalisé, peuvent être développées.

Trouver la saine distance

Quelle serait la saine distance à établir entre les scientifiques et les parlementaires afin que chacun puisse conserver sa crédibilité dans l’exercice de sa fonction? J’aimerais pouvoir apporter une réponse aussi claire et précise que la valeur des mètres, mais je ne saurais le faire, cette distance étant circonstancielle. Cependant, le rapport de la Commission de l’éthique en sciences et en technologie[11] (CEST) contribue à la réflexion qui doit être menée dans le contexte québécois. Ce document pose quelques balises pour bâtir une coopération profitable entre scientifiques, décisionnaires et société civile. Pensons, entre autres, à la communication de l’incertitude liée aux connaissances scientifiques, à la transparence des processus afin de favoriser la confiance dans les institutions, aux critères de sélection des experts ou encore aux risques d’instrumentalisation de la science au profit de différents intérêts.

Renforcer la science en français

Combien de parlementaires et combien de membres du personnel politique seraient à l’aise de lire un article scientifique en anglais ? Les notes de breffage et autres travaux réalisés par le Service de la recherche de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale contribuent de façon remarquable à lever ces barrières. Cependant, un fait demeure : la vie scientifique se déroule généralement en anglais. Le système de publication scientifique privilégie largement les chercheuses et chercheurs communiquant leurs résultats en anglais, les travaux publiés en français étant par le fait même moins « découvrables » par les services de recherche et les parlementaires partout dans le monde. En ce sens, il est capital que le Québec joue un rôle de leader, sur notre territoire comme dans toute la francophonie, pour soutenir la publication scientifique en français et dans toutes les langues. Aux Fonds de recherche du Québec, nous y travaillons ardemment, que ce soit par le soutien à des revues scientifiques en français[12], via la plateforme Érudit[13] ou par l’établissement tout récent du Réseau francophone international en conseil scientifique[14] (RFICS). Nos collègues francophones rencontrent les mêmes défis que nous, et nous avons la chance de pouvoir les relever ensemble, en collaboration avec l’Assemblée parlementaire de la Francophonie, par exemple. À ce sujet, ce printemps, nous préparons la tenue de plusieurs rencontres internationales sur la science en français[15] avec des partenaires de tout l’espace francophone. Nous souhaitons que les parlementaires québécois et leur personnel en bénéficient.


  1. Rémi Quirion est le scientifique en chef du Québec depuis 2011. À ce titre, il préside les conseils d’administration des trois Fonds de recherche du Québec. Professeur titulaire en psychiatrie à l’Université McGill, M. Quirion était, jusqu’à sa nomination en 2011, vice‐doyen aux sciences de la vie et aux initiatives stratégiques de la Faculté de médecine de cette université, directeur scientifique au Centre de recherche de l’Institut Douglas, conseiller principal de l’Université (recherche en sciences de la santé), ainsi que directeur général de la Stratégie internationale de recherche concertée sur la maladie d’Alzheimer des Instituts de recherche en santé du Canada. En outre, depuis 2021, il est président de l’International Network for Governmental Science Advice (INGSA). [retour]
  2. Fondée en 1975, l’Association des bibliothèques parlementaires du Canada (ABPAC/APLIC) regroupe les 13 bibliothèques législatives du Canada, dans l’objectif, notamment, de favoriser la communication entre les membres sur des questions d’intérêt commun, d’identifier les questions nécessitant des recherches et d’encourager la coopération avec les fonctionnaires et les organisations parlementaires concernés. [retour]
  3. David Mair et autres, Comprendre notre nature politique: comment placer les connaissances et la raison au cœur de nos décisions politiques, Luxembourg, Office des publications de l’Union européenne, 2019. [retour]
  4. Mathieu Ouimet et autres, Use of research evidence in legislatures: a systematic review, Evidence & Policy, 5 January 2023, p. 1-18. [retour]
  5. À ce sujet, voir : François Carabin, Une formation sur l’urgence climatique à l’Assemblée nationale, Le Devoir, 3 décembre 2022. [retour]
  6. Paul Cairney, Favoriser l’élaboration de politiques publiques fondées sur des données probantes : incertitude versus ambiguïté, Montréal, Centre de collaboration nationale sur les politiques publiques et la santé, 2019. [retour]
  7. À ce sujet, voir notamment: Chris Tyler, Legislative Science Advice in Europe and the United Kingdom: Lessons for the United States, dans Adam Keiper et Elizabeth Foz (dir.), Proceedings of the Symposium on Technology Assessment, Lincoln Network, Washington, 2020; Caroline Kenny et autres, Legislative science advice in Europe: the case for international comparative research, Palgrave Commun 3, 17030, 2017. [retour]
  8. Chris Tyler, Ibid. [retour]
  9. Pour en savoir plus sur le programme Audace, consultez la page suivante : https://frq.gouv.qc.ca/intersectorielle/ [retour]
  10. Note de la rédaction de Première lecture : à ce sujet, voir entre autres Catherine Lanouette, Matière à réflexion – La désinformation : risques pour la démocratie et pistes de solution, Première lecture, 31 octobre 2022. [retour]
  11. L’utilisation de l’information scientifique par les décideurs publics au sein d’une société démocratique: enjeux éthiques, Montréal, CEST, 2022.    [retour]
  12. Pour en savoir plus sur cette initiative, consultez la page suivante : https://frq.gouv.qc.ca/revues-scientifiques/ [retour]
  13. Pour en savoir plus sur cette plateforme, consultez la page suivante : https://www.erudit.org/fr/ [retour]
  14. Pour en savoir plus sur le RFICS, consultez la page suivante : https://www.scientifique-en-chef.gouv.qc.ca/dossiers/conseil-scientifique-aux-gouvernements/reseau-francophone-international-en-conseil-scientifique/ [retour]
  15. Voir notamment : Forum – La science en français au Québec et dans le monde – Entre richesse et rayonnement. [retour]