« En juin, je lis autochtone! » : deux récits pour découvrir l’univers littéraire inuit et innu

Depuis 2009, par l’adoption d’une motion à la Chambre des communes, le mois national de l’histoire autochtone est célébré en juin au Canada[1]. Ce mois thématique vise à reconnaître et à commémorer l’histoire, la culture, le patrimoine et la diversité des communautés autochtones au pays. Cette année, les éditions Hannenorak, en collaboration avec l’initiative Je lis québécois et la coopérative Les Libraires, lancent la campagne En juin : je lis autochtone! ayant comme objectif de mettre en lumière les littératures autochtones et d’en faire connaître la richesse et la grande variété. Suggestions de lectures, entrevues et discussions publiques sont notamment prévues afin de découvrir cet univers littéraire encore méconnu.[2] L’initiative incite également le lectorat à lire le plus grand nombre d’ouvrages autochtones possible, en variant les communautés d’origine des auteurs et autrices, les maisons d’édition et les genres littéraires.

Carolyne Ménard
Service de la référence

Plusieurs bibliothèques profitent de cette campagne pour mettre en valeur les ouvrages de leur collection rédigés par des auteurs et des autrices autochtones[3]. La Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec se joint à cette tendance, d’autant plus que ses collections contiennent un grand nombre d’essais, de romans, de recueils de poésie, et même de livres rares qui touchent aux réalités autochtones. Dans cette optique, la Bibliothèque vous présente deux récentes acquisitions de récits inuit et innu parus initialement dans les années 1970 et réédités au cours des dernières années.

Markoosie Patsauq. Chasseur au harpon. Boréal, 2021.

Initialement rédigé en inuktitut, Chasseur au harpon fut d’abord publié en trois volets en 1969 et 1970 dans la revue Inuktitut Magazine. Il s’agit ainsi du premier roman publié au Canada dans cette langue. Son auteur, Markoosie Patsauq (1941-2020) fut aussi le premier pilote d’avion inuit; c’est d’ailleurs entre deux vols que le roman lui est venu à l’esprit et qu’il en a commencé l’écriture[4].

Le récit raconte l’histoire fictive du jeune Kamik, issu d’une communauté de chasseurs inuits, qui se retrouve au cœur de la traque d’un ours blanc dans les paysages nordiques. Selon les membres de la communauté, l’ours en question est malade; s’étant attaqué à leur campement et à leurs chiens, les chasseurs sont persuadés que l’animal reviendra les blesser s’ils ne l’arrêtent pas. Ils décident donc de partir à sa poursuite afin de l’éliminer avant qu’il ne soit trop tard. Kamik accompagne son père, chasseur expérimenté, dans cette aventure qui s’apparente à un rite de passage pour lui. À travers leur quête, les chasseurs doivent affronter des conditions environnementales extrêmement difficiles, où le manque de nourriture et la violence sont fréquents. La rigueur du climat et les événements tragiques auxquels Kamik se retrouve confronté mettent en exergue la dépendance de l’être humain envers la nature, à laquelle il devra toujours sa survie. 

La construction littéraire du roman rappelle beaucoup celle d’un conte; le déroulement du récit est linéaire, le lieu où les personnages évoluent demeure vague, et l’époque reste indéfinie. L’utilisation de courtes phrases descriptives laisse entrevoir l’influence de la transmission orale dans l’élaboration des récits inuits. En misant sur une écriture qui paraît simple de prime abord, l’auteur laisse toute la place à la complexité de la morale qui émane de son histoire[5]. Ce style d’écriture explique notamment pourquoi l’ouvrage a longtemps été considéré comme faisant partie de la littérature jeunesse[6].

Si l’épopée de Kamik demeure captivante en soi, l’histoire du livre et de sa traduction l’est encore plus. En effet, bien qu’il s’agisse d’une histoire fictive, Chasseur au harpon prend racine dans le vécu de son auteur. Né en 1941, Markoosie Patsauq fait partie des Inuits qui furent déplacés de force d’Inukjuak, village situé sur les côtes de la baie d’Hudson, à Resolute (actuellement au Nunavut) en 1953 dans le cadre d’une opération visant à renforcer la mainmise du gouvernement canadien sur la région du Haut-Arctique[7]. Ce lieu isolé aux conditions climatiques hostiles n’est pas sans rappeler l’environnement où les personnages du roman de Patsauq évoluent.

Qui plus est, le roman n’en est pas à sa première traduction. Dès 1970, Patsauq rédige une adaptation du récit en anglais qui paraît sous le titre Harpoon of the Hunter[8]. Une première traduction en français fut réalisée en 1971, et ensuite en 2011, mais toutes deux le furent à partir de la traduction anglaise, et non de la version originale en inuktitut. La traduction de Valerie Henitiuk et de Marc-Antoine Mahieu éditée chez Boréal constitue en ce sens la première traduction française du récit qui respecte l’essence du texte d’origine et l’intention de l’auteur[9].

Encore aujourd’hui, Chasseur au harpon est considéré par ses contemporains comme une bonne introduction à la culture inuite[10].

An Antane Kapesh. Tanite nene etutamin nitassi? : Qu’as-tu fait de mon pays? Mémoire d’encrier, 2020.

Regroupant la version originale en innu-aimun et la traduction en français de José Mailhot, l’ouvrage Tanite nene etutamin nitassi? : Qu’as-tu fait de mon pays? reprend le texte initial paru en 1979 aux Éditions Impossible. Son autrice, An Antane Kapesh (1926-2004) est reconnue comme étant la première écrivaine innue au Québec. Elle est notamment connue pour son essai Eukuan nin matshimanitu innu-iskueu : Je suis une maudite sauvagesse, publié d’abord chez Leméac en 1976 et réédité chez Mémoire d’encrier en 2019, où elle dénonce sans équivoque les conditions de vie des autochtones et les abus du colonialisme vécu.

À l’instar du roman de Patsauq, Tanite nene etutamin nitassi? : Qu’as-tu fait de mon pays? prend la forme d’un conte mettant en vedette un enfant qui découvre le monde adulte. Ici, l’enfant grandit avec son grand-père et apprend ses enseignements dans le respect de la nature et de l’environnement dont il dépend. Après le décès de son grand-père, l’enfant est confronté à l’arrivée des Blancs, qualifiés de « Polichinelles » dans le roman, qu’il accueille sans méfiance en pensant que leur présence est temporaire et qu’ils vont repartir vers leur lieu d’origine. Rapidement, l’enfant expérimente les affres du système colonial qui se met en place malgré lui : la dépossession des ressources vitales à sa survie, le retrait imposé de sa terre ancestrale, l’éducation forcée au pensionnat, l’apprentissage de la religion catholique et l’oubli de sa langue. Le roman de Kapesh agit ainsi comme une métaphore de l’histoire de la colonisation et de l’assimilation des autochtones[11].

Tel que le mentionne l’autrice innue Naomi Fontaine dans la préface du livre, « l’enfant de Kapesh, comme Le Petit Prince de Saint-Exupéry, sert de guide au lecteur pour explorer une vision du monde complexe pour un petit, mais qui éveille chez l’adulte un sentiment d’indignation. »[12] Malgré le caractère tragique des événements, le récit se termine avec une prise de conscience et une prise de parole chez l’enfant, brisant du même coup le silence dans lequel il s’était réfugié tout au long du livre. En guise d’émancipation, il affirme aux Polichinelles que plus jamais il ne se laissera faire :

« Et n’oublie jamais ceci que je vais te dire. Quand tu travailleras pour moi à l’avenir, ne va plus jamais entreprendre quoi que ce soit qui me concerne sans me demander mon avis et sans obtenir mon accord. Si tu veux me poser des questions, si tu veux m’écrire, tu m’écriras dans ma propre langue pour que je te comprenne bien. Et il y a autre chose. Ne va jamais me changer de juridiction à mon insu, sans me consulter et sans que je sois d’accord. Tant que je ne saurai pas dans quelle direction j’irai ni de quoi je vivrai, attends-moi, ne sois pas pressé. »[13]

Comme avec Chasseur au harpon, la traduction a posé des défis, que José Mailhot décrit dans une note à la fin du livre. La traductrice mentionne entre autres que sa première traduction dans les années 1970 était particulièrement ardue puisqu’il n’existait alors pratiquement aucun ouvrage de référence sur la langue innue[14]. Grâce à la publication d’un dictionnaire innu-français-anglais par l’Institut Tshakapesh en 2012, elle a pu corriger le tir et produire cette nouvelle traduction qu’elle juge beaucoup plus satisfaisante et plus fidèle aux intentions de l’autrice. Comme quoi la traduction s’apparente elle aussi à un acte politique dans un tel contexte.  

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Vastes et diversifiées, les littératures autochtones offrent de nombreuses œuvres à découvrir. Voici une liste non exhaustive d’ouvrages d’auteurs et d’autrices autochtones qui se trouvent parmi les collections de la Bibliothèque :

  • Les Inuit et les Cris du Nord du Québec : territoire, gouvernance, société et culture de Pita Aatami, Yv Bonnier, Ashley Iserhoff et Jacques-Guy Petit (Presses de l’Université du Québec, 2010);
  • Uiesh. Quelque part de Joséphine Bacon (Mémoire d’encrier, 2018);
  • Shuni de Naomi Fontaine (Mémoire d’encrier, 2019);
  • Manikanetish de Naomi Fontaine (Mémoire d’encrier, 2017);
  • Kuessipan de Naomi Fontaine (Mémoire d’encrier, 2011);
  • Chauffer le dehors de Marie-Andrée Gill (La Peuplade, 2019);
  • Les Hurons-Wendats : regards nouveaux de Michel Gros-Louis et Benoît Jacques (GID, 2018);
  • Kukum de Michel Jean (Libre Expression, 2019);
  • Kuei, je te salue : conversation sur le racisme de Natasha Kanapé Fontaine et Deni Ellis Béchard (Écosociété, 2020);
  • Eukuan nin matshi-manitu innushkueu : je suis une maudite sauvagesse de An Antane Kapesh (Mémoire d’encrier, 2019);
  • Contre le colonialisme dopé aux stéroïdes : le combat des Inuit du Québec pour leurs terres ancestrales de Zebedee Nungak (Boréal, 2019);
  • Eatenonha : racines autochtones de la démocratie moderne de Georges E. Sioui (Presses de l’Université Laval, 2021);
  • Les Hurons-Wendats : l’héritage du cercle de Georges E. Sioui (Presses de l’Université Laval, 2019);
  • Histoires de Kanatha vues et contées de Georges E. Sioui (Presses de l’Université d’Ottawa, 2009);
  • Pour une autohistoire amérindienne : essai sur les fondements d’une morale sociale de Georges E. Sioui (Presses de l’Université Laval, 1989);
  • Mononk Jules de Jocelyn Sioui (Éditions Hannenorak, 2020).

En ce mois de juin, la Bibliothèque vous souhaite une captivante incursion dans le milieu littéraire autochtone.  

Bonnes lectures!


  1. Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada. Mois national de l’histoire autochtone 2021, [En ligne]. https://www.rcaanc-cirnac.gc.ca/fra/1466616436543/1534874922512 (Page consultée le 7 juin 2021) [retour]
  2. Maud Cucchi. « En juin : je lis autochtone! », pleins feux sur une littérature qui intrigue. ICI Radio-Canada, 6 juin 2021.https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1798914/en-juin-je-lis-autochtone-litterature-reconciliation-editions-hannenorak [retour]
  3. À titre d’exemples : Ville d’Alma. Événements – Bibliothèque – Du 1er au 30 juin 2021 – En juin : je lis autochtone!, [En ligne]. https://www.ville.alma.qc.ca/evenements/en-juin-je-lis-autochtone/ (Page consultée le 7 juin 2021); Bibliothèque UQTR. Infobiblio – En juin : je lis autochtone!, [En ligne]. https://blogue.uqtr.ca/2021/05/26/en-juin-je-lis-autochtone/ (Page consultée le 7 juin 2021). [retour]
  4. Caroline Montpetit. « Halfbreed » et « Chasseur au harpon » : traduire le monde autochtone. Le Devoir, 20 mars 2021. https://www.ledevoir.com/lire/597171/traduire-le-monde-autochtone [retour]
  5. Laurence Primeau. Suggestions de nos libraires – avril 2021. Gazette de la Mauricie, 8 avril 2021. https://www.gazettemauricie.com/suggestions-de-nos-libraires-avril-2021/ [retour]
  6. Juliana Léveillé-Trudel. Histoire de traductions : Chasseur au harpon. Les Libraires, 1er juin 2021. https://revue.leslibraires.ca/articles/litterature-autochtone/histoire-de-traductions-chasseur-au-harpon/ [retour]
  7. Paul-François Sylvestre. Chasseur au harpon : texte fondateur de la littérature autochtone. L’express, 6 juin 2021. https://l-express.ca/chasseur-au-harpon-texte-fondateur-de-la-litterature-autochtone/ [retour]
  8. Matthieu Dessureault. Retour aux sources pour un classique de la littérature autochtone. ULaval Nouvelles, 9 mars 2021. https://nouvelles.ulaval.ca/arts/retour-aux-sources-pour-un-classique-de-la-litterature-autochtone-e798b49dd916d542d5fc100d008ef047 [retour]
  9. Marie Tison. Chasseur au harpon : retour aux racines inuites. La Presse, 21 février 2021. https://www.lapresse.ca/arts/litterature/2021-02-21/chasseur-au-harpon-retour-aux-racines-inuites.php [retour]
  10. Matisse Harvey. Première « vraie » traduction française du Chasseur au harpon, de Markoosie Patsauq. ICI Radio-Canada, 20 février 2021.https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1771674/markoosie-patsauq-chasseur-harpon-livre-inuit [retour]
  11. Nawel Hamidi et Pierrot Ross-Tremblay. Relations avec les autochtones : les souliers du polichinelle. La Presse, 8 mars 2020. https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-03-08/relations-avec-les-autochtones-les-souliers-du-polichinelle [retour]
  12. An Antane Kapesh. Tanite nene etutamin nitassi? : Qu’as-tu fait de mon pays? Mémoire d’encrier, 2020, p. 6. [retour]
  13. Ibid., p. 75. [retour]
  14. Ibid., p. 84. [retour]