Le « comté baromètre » : un bon indicateur des tendances électorales?

« Ainsi va l’Ohio, ainsi va la nation », dit un adage américain. En effet, les résultats du vote aux élections présidentielles dans cet État du Midwest étant depuis très longtemps similaires à ceux du vote national, le vote de l’Ohio est considéré comme annonciateur du grand vainqueur du scrutin. Retrouve-t-on l’équivalent chez nous, appliqué à une circonscription dont la tendance aiderait à prédire le parti qui formera le prochain gouvernement? Pourrait-on dire, par exemple : « Ainsi va Saint-Jean, ainsi va le Québec »? Cet article explore les origines, la signification et la validité de l’expression « comté baromètre », entendue souvent dans les médias.[1]

Encyclopédie du parlementarisme québécois

Le « comté baromètre » (en anglais : bellwether riding) est une expression désignant une circonscription où est élu, à plusieurs élections générales consécutives, un député du parti qui est appelé à former le gouvernement. L’analyse des intentions de vote dans un « comté baromètre » à l’approche d’élections générales indiquerait quel parti est susceptible de former le gouvernement.

LES COMTÉS BAROMÈTRES AU QUÉBEC

À l’approche d’élections générales, la réputation de « comté baromètre » d’une circonscription attire une certaine attention médiatique sur les intentions de vote locales. Les tendances de ces sondages régionaux sont fréquemment invoquées pour tenter de prédire quel parti formera le gouvernement à l’issue du scrutin.

La circonscription de Saint-Jean en Montérégie a été pendant longtemps considérée comme un indicateur fiable des tendances électorales[2]. De 1897 à 1936 et de 1944 à 2007, ses électeurs votent toujours « du bon bord », suivant l’expression consacrée. En 1994, Saint-Jean reçoit beaucoup d’attention médiatique et politique à l’issue des élections générales du 12 septembre. En effet, aucun candidat n’est déclaré élu en raison de l’égalité des voix entre Michel Charbonneau du Parti libéral du Québec (PLQ) et Roger Paquin du Parti québécois (PQ).

La Presse, mardi 25 octobre 1994, p. A1

Cette situation exceptionnelle dans l’histoire politique du Québec rend nécessaire une nouvelle élection tenue le 24 octobre suivant[3]. La victoire du candidat péquiste renforce la perception que Saint-Jean est un « comté baromètre » pour deux raisons : l’égalité initiale des voix reflèterait fidèlement, selon certains observateurs, la faible majorité du PQ obtenue sur le PLQ au total des suffrages nationaux à ces élections générales. Et, en somme, la victoire de Paquin confirmerait qu’une fois de plus, les électeurs de Saint-Jean penchent en faveur du parti qui forme le gouvernement[4].

Parmi les autres circonscriptions qui auraient pu recevoir ce titre, mentionnons Terrebonne (Lanaudière), qui a élu un député ministériel pendant 23 élections consécutives, soit de 1900 à 1981[5]. Trois-Rivières (Mauricie) et Chauveau (Capitale-Nationale) ont fait de même de 1966 à 2007. Plus récemment, la circonscription de Laval-des-Rapides s’est vu décerner cette distinction dans certains médias, même si elle n’a pas élu un député du gouvernement aux élections de 2018[6].

Cette expression utilisée surtout par les journalistes n’a cependant aucun fondement scientifique ni aucune valeur prédictive. En effet, il est impossible de démontrer que les électeurs d’un « comté baromètre » auraient l’instinct de voter, le jour du scrutin, en faveur du candidat du parti qui sera porté au pouvoir. Sur une période de plusieurs décennies, les électeurs ne sont pas les mêmes, et les modifications de la carte électorale font varier l’électorat. Toutes les circonscriptions citées précédemment ont d’ailleurs fini par briser leur séquence.

AU CANADA

Il n’y a pas de terme anglais traduisant littéralement l’expression québécoise « comté baromètre ». Ce type de circonscription est plutôt qualifié de bellwether riding, bellwether faisant référence au bélier castré (wether) qui mène le troupeau de moutons grâce à une cloche attachée à son cou. En science politique, ce terme signifie « indicateur de tendances ».

À l’échelle fédérale, la circonscription de Sarnia-Lambton (Ontario) fut considérée de 1963 à 2011 comme la bellwether riding par excellence[7]. Il en existe très peu dans les autres provinces canadiennes. Seule se démarque la circonscription de Kamloops (Colombie-Britannique) qui, de sa création en 1903 à sa disparition en 2009, a élu un candidat du parti appelé à former le gouvernement. Kamloops-South Thompson, issue de Kamloops à la suite d’un redécoupage de la carte électorale, a perpétué cette tendance de bellwether riding aux élections générales de 2009 et de 2013.

Il n’y a pas de terme anglais traduisant littéralement l’expression « comté baromètre ». On désigne plutôt une telle circonscription comme une bellwether riding, du nom du bélier castré à la cloche attachée au cou qui mène un troupeau de moutons, métaphore pour parler d’un « indicateur de tendances ».

La circonscription de Fredericton-Silverwood (Nouveau-Brunswick) peut également être qualifiée de bellwether, car elle élit depuis 1974 un député du parti au pouvoir, soit depuis onze scrutins consécutifs[8].

AUX ÉTATS-UNIS

Aux États-Unis, l’Ohio est généralement désigné comme un État baromètre (bellwether state) dans le sens où on l’entend au Québec. Il s’agit, depuis 1964, du seul État dont les électeurs ont voté pour le vainqueur de chacun des scrutins présidentiels et, de surcroît, avec un pourcentage très proche du vote national. D’autres États ont été qualifiés de baromètres[9], mais l’Ohio a appuyé le gagnant de la présidentielle presque à chaque élection depuis la guerre de Sécession. De là le dicton voulant que : « As goes Ohio, so goes the nation[10] ».

Par ailleurs, les médias emploient l’expression swing state pour désigner les États où on ne peut prédire le vote.

Il est possible que l’expression québécoise de « comté baromètre » soit inspirée de celle de bellwether district utilisée aux États-Unis. Deux chercheurs de l’Université Princeton en ont distingué trois types : le all-or-nothing district, le barometric district et le swingometric district[11].

Le all-or-nothing district

Ce type de bellwether élit durant plusieurs élections législatives consécutives un candidat dont le parti est vainqueur à l’échelle nationale.

Comme au Québec, les journalistes américains ont tendance à élever certains districts au rang de all-or-nothing bellwethers même si, en réalité, leur séquence victorieuse s’avère assez courte.

Le barometric district

Malgré son nom, le barometric district est très différent du « comté baromètre » du Québec. Le vainqueur local y récolte un pourcentage des suffrages presque identique à celui du vainqueur à l’échelle nationale. Toutefois, comme il existe toujours une marge d’erreur, le barometric district peut se retrouver dans le camp perdant si le partage national des voix est très serré.

En 1994, la circonscription québécoise de Saint-Jean a donc possédé à la fois les caractéristiques du all-or-nothing district (longue séquence de victoires consécutives du candidat du parti accédant au pouvoir) et du barometric district (pourcentage local des voix très près des résultats à l’échelle québécoise).

Le swingometric district

Enfin, le swingometric district réfère aux circonscriptions où, d’une élection à l’autre, la variation du pourcentage d’appui local à un parti correspond exactement à celle enregistrée à l’échelle nationale pour cette même formation : quand, par exemple, l’appui à un parti dans une circonscription augmente de quatre points de pourcentage d’un scrutin à l’autre et qu’une progression identique est observée sur le plan national.

Cette correspondance est le seul critère qui vaut à une circonscription le qualificatif de swingometric, et ce, peu importe si le parti recueille un pourcentage d’appuis différent sur les plans local et national, par exemple 47 % à 51 % et 57 % à 61 % respectivement[12].

Le swingometric district ne doit pas être confondu avec le swing state.

CONCLUSION

Si, au Québec, l’expression « comté baromètre » a fait pendant longtemps référence à la circonscription de Saint-Jean, il s’agit somme toute d’un cas unique dont la séquence probante s’est terminée en 2007. Malgré tout, l’expression est couramment utilisée par les journalistes politiques sans véritable discernement. Au Canada et aux États-Unis, l’analyse de résultats électoraux a mené à la définition de concepts et de termes dont les nuances traduisent de multiples réalités différentes du seul « comté baromètre » québécois.


  1. Cet article est une adaptation de l’entrée « “Comté baromètre” » de l’Encyclopédie du parlementarisme québécois et d’un texte paru dans le Bulletin de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale, vol. 44, n° 1, 2015, p. 32-34.[retour]
  2. Même si Saint-Jean vote pour un candidat qui siège dans l’opposition en 2007 et en 2008, les médias en parlent encore parfois comme étant un comté baromètre lors des élections suivantes. Voir notamment « Les circonscriptions qui feront pencher la balance », La Presse, 8 décembre 2008 et « Élections : 40 luttes à surveiller », La Presse, 4 septembre 2012.[retour]
  3. Loi électorale, RLRQ, c. 3.3, a. 394.[retour]
  4. Pierre Drouilly, « Existe-t-il un comté baromètre? », La Presse, 7 novembre 1998, p. B3. Ce professeur de sociologie à l’Université du Québec à Montréal ajoute qu’il n’existe pas non plus de circonscriptions « anti-baromètres » qui voteraient systématiquement sur une longue période pour un candidat du parti formant l’opposition.[retour]
  5. Loc. cit.[retour]
  6. Voir notamment Gabriel Côté, « Québec 2022 : chaudes luttes à prévoir dans certaines circonscriptions », Le Journal de Montréal, 20 août 2022.[retour]
  7. Cette circonscription s’est appelée auparavant Lambton West. Voir « Sarnia–Lambton: Riding Info », CBC News, April 25, 2011.[retour]
  8. Cette circonscription créée en 1973 porte le nom de Fredericton jusqu’en 2006.[retour]
  9. Entre autres, au XXe siècle, le Missouri s’est aussi vu attribuer ce titre d’État baromètre en raison de la correspondance entre le vote de ses électeurs et les résultats nationaux pour 25 élections présidentielles sur 26, soit de 1904 à 2004. Le Missouri n’est plus un baromètre depuis cette élection. David Brian Robertson, « Bellwether Politics in Missouri », The Forum, vol. 2, n° 3, 2004, article 2.[retour]
  10. Cet aphorisme existe depuis au moins la fin du XIXe siècle. The Christian Union, vol. 44, no 4, 25 juillet 1891, p. 168.[retour]
  11. Edward R. Tufte et Richard A. Sun, « Are there bellwether electoral districts? », Public Opinion Quarterly, vol. 39, no 1, printemps 1975, p. 2-4.[retour]
  12. Ibid., p. 3-4, 14-17. Précisons que les critères qui déterminent si une circonscription est dite swingometric ne tiennent aucunement compte du parti qui remporte les élections.[retour]