Poétique des discours sur le budget d’Onésime Gagnon, 1945-1957

Le 7 avril 1979, les lecteurs du quotidien Le Devoir ont probablement été désarçonnés par le carnet littéraire du journaliste Jean Éthier-Blais. Ce dernier n’y traitait pas d’un roman, d’un recueil de poésie ou d’un essai, mais bien du dernier discours sur le budget du ministre des Finances de l’époque, Jacques Parizeau! Le journaliste écrivait ainsi, non sans un clin d’œil à son ami ministre[1] : « le budget du Québec me touche au premier chef. Il est écrit en français (et quel français! j’y reviendrai) par un lettré, c’est donc mon affaire. » En somme, il s’agit d’un « document littéraire, voilà qui n’est pas banal[2] » !

Jonathan Livernois
Professeur agrégé, Département de littérature, théâtre et cinéma
Université Laval

Conférence fédérale-provinciale tenue à Québec, du 25 au 28 septembre 1950. Onésime Gagnon est à la droite de Maurice Duplessis, au centre de la photo, derrière son pupitre.
Collection Alain Lavigne. Assemblée nationale du Québec

Le discours sur le budget, par-delà les quelques effets rhétoriques auxquels on peut s’attendre dans un exercice pour le moins aride, peut-il être considéré, en certaines occasions, comme une œuvre dont les ressorts littéraires sont déterminants? Se peut-il que la littérarité du texte finisse par engendrer un surcroît de sens, et vienne par conséquent appuyer le message politique que tente de transmettre le gouvernement? Le cas littéraire de Jacques Parizeau n’est pas unique, dont « l’emploi souverain de la litote […] vien[t] cristalliser les idées, renforcer la politique de la carotte et du bâton[3] ». La figure d’Onésime Gagnon (1888-1961), ministre des Finances sous Maurice Duplessis, se profile à l’horizon.

Le discours sur le budget peut-il être considéré, en certaines occasions, comme une œuvre dont les ressorts littéraires sont déterminants?

Onésime Gagnon n’est pas le moindre des ministres de Duplessis : ancien étudiant à Oxford, plus tard professeur de droit à l’Université Laval, il est député fédéral de Dorchester et ministre sans portefeuille dans le cabinet Bennett, de 1930 à sa défaite, en 1935. En 1933, il se présente comme candidat à la chefferie du Parti conservateur du Québec contre Maurice Duplessis, même si l’historien Thomas Chapais tente de l’en dissuader[4]. Défait à cette occasion, il est néanmoins élu député unioniste de Matane en 1936 et devient ministre des Mines, de la Chasse et des Pêcheries. Chef de l’opposition pendant l’hospitalisation de Duplessis en 1942, il devient, en 1944, trésorier de la province (ministre des Finances[5]) – il est l’un des premiers Canadiens français à occuper ce poste. Il y reste jusqu’en 1958, année où il devient lieutenant-gouverneur du Québec jusqu’à son décès, en 1961.

Dans leur ouvrage Restons traditionnels et progressifs (1988), Gilles Bourque et Jules Duchastel se sont justement intéressés aux discours sur le budget sous l’Union nationale, dont ceux d’Onésime Gagnon. Les deux sociologues y développent une idée intéressante sur la temporalité qui s’y fait jour. Comme Gagnon le dit lui-même dès son premier discours sur le budget, en 1945, l’exercice du budget dans sa structure même (soit le passé par le retour sur l’année précédente, le présent par la mise à jour des données budgétaires et le futur par le budget pour l’année qui vient), dévoile une temporalité « cumulative », dédiée au temps du progrès, linéaire. C’est la temporalité de l’industrialisation, rappellent les deux sociologues, le chemin du progrès ininterrompu. Bourque et Duchastel ajoutent que « si la tradition et le passé réussissent à se maintenir, ce ne saurait être que par leur insertion dans le déroulement de la série »; que dans le contexte des discours sur le budget, « nous sommes à cent mille lieues du temps répétitif de la tradition. Nous baignons dans un temps laïc et matérialiste produisant l’oubli pratique de l’éternité[6]. » Autrement dit, c’est la notion de progrès qui prévaudrait dans les discours sur le budget.

Pourtant, une attention aux ressorts formels et à la temporalité des discours sur le budget de Gagnon donne un autre son de cloche. Ou, du moins, elle en complexifie la donne. Certes, le temps linéaire est bien présent, celui qu’on associera à la flèche du progrès continu, temps de l’industrialisation. Mais on dirait qu’il s’y superpose une sorte de récit récursif. Qu’est-ce à dire? Que le récit de Gagnon, qui vise le progrès, cherche aussi à faire ressortir les ressemblances entre deux temps – celui du régime de l’Union (1841-1867) et celui de l’Union nationale – puis les enchevêtre jusqu’à ce que ceux-ci se confondent dans une sorte de permanence toute canadienne-française, où le passé se fond, sans coup férir, dans le présent. Gagnon le dit lui-même dans son discours de 1948, déroulant la formule célèbre (« Notre maître, le passé ») associée au chanoine Lionel Groulx : « Il ne faut pas croire que ce retour annuel sur le passé comporte un mépris du présent et une incompréhension de l’avenir. Tous les trois sont nos maîtres et inspirent, dans un juste équilibre, la politique de l’Union nationale. […] J’ai rappelé au cours des dernières années la parenté spirituelle qui existe entre les grands hommes politiques du Bas-Canada et le chef actuel de l’Union nationale[7]. »

De quoi sont donc faits ces discours? D’entrée de jeu, Gagnon y étale son capital culturel : tantôt cite-t-il un vers d’Alfred de Musset (discours de 1945), tantôt les mots de Bossuet (discours de 1952), tantôt une phrase de Gonzague de Reynold (non, Gagnon n’est pas un homme de gauche), tantôt les propos de Joseph de Pesquidoux. Il cite également, dans plusieurs discours sur le budget, les mots d’Adolphe Thiers, figure de l’homme de lettres et homme d’État, qui a été, rappelle opportunément Gagnon, ministre des Finances de France. Façon, évidemment, de s’en rapprocher. Cela dit, c’est l’histoire politique qui a la part du lion des références culturelles des discours sur le budget de Gagnon. Il cite Honoré Mercier, Joseph-Adolphe Chapleau et plusieurs autres politiciens du passé plus ou moins récent. Il cite aussi les historiens Lionel Groulx, Robert Rumilly et surtout Thomas Chapais. Les registres de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale permettent d’ailleurs de constater que le ministre emprunte à de multiples reprises les ouvrages de Chapais : ses Discours et Conférences, d’avril à juin 1946, puis d’octobre à novembre 1946, de février à mars ou avril 1949, ainsi que les tomes 5 et 6 du Cours d’histoire du Canada de février à mars 1947. Chapais a tout pour plaire à Gagnon et à son chef, qui voue d’ailleurs une « dévotion[8] » à l’historien : conservateur, ultramontain, défenseur de la Constitution de 1867 et de ce qu’elle donne comme garanties au maintien de la « race » canadienne-française. Damien-Claude Bélanger le dit bien dans sa biographie de Chapais : « L’Union nationale s’affaire à protéger la mémoire de sir Thomas dans les années 1940 et 1950. Le premier ministre Duplessis, qui comptait le sénateur parmi ses rares conseillers, fait nommer la ville forestière de Chapais en son honneur et procède à l’achat, pour le compte des archives provinciales, de sa bibliothèque et d’une partie de ses archives[9]. »

À lire Gagnon, on a l’impression que les combats du régime de l’Union – et non les rébellions, tache aveugle de ces plongées dans le passé – deviennent ceux de l’Union nationale

Le récit que Chapais fait de l’époque de l’Union est repris tel quel par Gagnon. C’est l’âge d’or, celui de l’« union morale » des « deux peuples fondateurs », la période bénie de « ces hommes illustres » comme Louis-Hippolyte LaFontaine, Robert Baldwin, Étienne-Paschal Taché, George-Étienne Cartier et John A. Macdonald, « dont quelques-uns étaient des réformistes, qui ont fondé au Canada la grande et glorieuse tradition conservatrice[10] », écrit Chapais en 1905, dans un discours que Gagnon reproduit partiellement dans son discours sur le budget de 1945. Ce récit de Chapais permet justement à Gagnon de placer Duplessis dans cette lignée, de le représenter comme l’un des héritiers de ces hommes de mesure qui ont mené à la Confédération et à sa juste répartition des pouvoirs.

À lire Gagnon, on a l’impression que les combats du régime de l’Union – et non les rébellions, tache aveugle de ces plongées dans le passé – deviennent ceux de l’Union nationale. Ainsi le trésorier peut-il affirmer, dans son discours de 1946, que Duplessis « s’est montré à Ottawa le digne successeur de LaFontaine et de Baldwin[11] ». Ou encore, en 1947, il annonce que le nouveau pont de Sainte-Rose, « grâce à l’esprit de patriotisme du Premier Ministre, rappellera désormais le souvenir du grand patriote que fut Sir Louis-Hippolyte Lafontaine [sic][12] ». Le discours de Gagnon en vient à superposer deux récits, à les enchevêtrer.

Budget 1947 du gouvernement Duplessis.
Collection de l’auteur

Comment mêler les époques? Le récit de Gagnon est toujours à peu près le même, et c’est le plus souvent la commémoration d’un événement s’étant produit (plus ou moins) cent ans auparavant qui sert de préambule aux discours sur le budget et à la présentation des chiffres. Ainsi, en 1946, le ministre commémore ce qu’il considère être le centenaire de l’autonomie fiscale des provinces; en 1947, « l’Acte pour abroger certaines dispositions y mentionnées et pour pourvoir d’une manière plus efficace à l’instruction élémentaire dans le Bas-Canada »; en 1948, la reconnaissance du français comme langue officielle au Parlement; en 1949, l’obtention du gouvernement responsable; en 1952, la création de l’Université Laval. Il s’agit ensuite de suturer les époques, comme dans cet éloquent passage de son discours de 1948 :

En 1846, les chefs politiques du Bas-Canada ont conquis l’autonomie financière ; en 1946, le chef de l’Union nationale a endigué le mouvement de centralisation qui menaçait d’anéantir nos droits et privilèges en matière d’impôts. En 1847, les chefs politiques du Bas-Canada ont établi un système d’enseignement qui a fait l’admiration de nombreux historiens et sociologues ; en 1947, le chef de l’Union nationale […] a soulagé les commissions scolaires du fardeau de leurs dettes, fardeau qui les empêchait de consacrer tous leurs efforts au progrès de l’éducation. En 1848, les chefs politiques du Bas-Canada, après sept années de lutte, ont fait reconnaître l’usage officiel de la langue française ; en 1948, le chef de l’Union nationale contribue plus que tous ses prédécesseurs à promouvoir l’éducation, et à donner à l’enseignement universitaire un essor vigoureux, en répondant généreusement à l’appel des universités de Montréal et de Québec[13].

Cette volonté de créer des symétries séculaires entre le passé et le présent consolide une sorte de temps duplessiste, que j’ai cherché à définir dans un essai récent[14]. Les discours sur le budget vont dans le même sens que tous ces documents électoraux et discours de l’Union nationale que j’ai pu étudier : ils mettent en scène un temps plein, récursif, où les époques de prospérité se répètent, où les époques se superposent (régime de l’Union de 1841-1867 et régime de l’Union nationale) et finissent par se confondre dans une sorte de permanence canadienne-française, où les hiatus de cent ans sont facilement comblés… si l’Union nationale est élue et réélue.

C’est le temps réconfortant où le passé se fond dans le présent; c’est la magie de ce que Daniel Johnson nommait, dans une conférence de 1952, la « révolution dans l’ordre[15] », le changement dans la stabilité.

Je ne suis pas le premier à identifier un tel temps, que l’Union nationale a tenté, me semble-t-il, d’incarner pour s’en faire le garant. L’essayiste Pierre Vadeboncœur, dans La dernière heure et la première (1970), dit bien que les Québécois depuis la Conquête « ne sont pas dans l’histoire »; qu’ils se croient dans une sorte d’apesanteur, de permanence tranquille. Ils vivent dans une sorte de temps suspendu où il n’y a pas vraiment de commencement ni de fin. Heureux le parti politique qui entretiendra cette illusion…

Dans le discours sur le budget de 1949, comme dans d’autres documents de l’Union nationale, le temps est étale. L’année 1846 finit par se confondre avec l’année 1946 :

La première session de la présente Législature s’est ouverte le 19 janvier, dans une même atmosphère de fierté et de bonheur qui réjouissait nos pères, les valeureux parlementaires de la session de 1849. Nous eûmes l’impression de vivre comme eux, il y a cent ans, l’une des heures décisives de notre histoire. L’éclatante victoire de l’Union Nationale du 28 juillet dernier, n’était-elle pas le couronnement final de plusieurs années de luttes ardentes pour la reconnaissance du principe d’autonomie provinciale ? L’immense majorité de la province venait de reconnaître, d’une façon éloquente, le courage intrépide et la haute vision politique du chef de l’Union nationale. Ne saluait-elle pas dans ce dernier, le digne successeur de LaFontaine qui avait su, avec une rare sagesse, voir dans l’Acte d’Union des deux Canadas, le principe d’une véritable fédération et non la base d’une union législative qu’avaient voulu instaurer le rapport Durham et la loi organique de 1840[16].

Qui a vécu quoi, il y a cent ans? Gagnon donne l’impression que l’atmosphère de fierté et de bonheur est partagée entre 1949 et 1849. Il emploie le passé simple, temps de verbe qui isole dans le passé, qui pousse vers le lointain, tandis que la chose est toute récente – on parle bien de la rentrée parlementaire du 19 janvier 1949. Le récent vient se mêler au passé glorieux. On est, de plain-pied, dans un temps qui est celui d’un peuple fort ancien et fort récent, tout à la fois. Des Canadiens français à l’abri, grâce à l’Union nationale.

En somme, si nous voulions décrire ce temps unioniste, lequel a sans doute contribué aux succès de ce parti, nous pourrions peut-être reprendre les mots de Raymond Poincaré que Gagnon cite dans son discours de 1945 :

Voilà, Monsieur l’Orateur, la synthèse de la doctrine de l’Union Nationale, l’Idéal poursuivi par notre chef valeureux et ses modestes collaborateurs. En cherchant à l’implanter en terre canadienne et à la faire épanouir en terre québécoise, nous marcherons sur les traces glorieuses de nos grands parlementaires, nous aurons fait œuvre durable et féconde et selon le mot de Poincaré : « Nous qui passons dans les contingences et l’instabilité des choses, nous aurons éclairé notre vie d’un reflet d’immortalité »[17].

Des reflets d’immortalité : ce n’est pas l’éternité, mais tout comme. Bienvenue au Canada français. Du moins, celui que l’Union nationale et son ministre des Finances aimaient perpétuer, dans ses discours.


  1. Cet article a également fait l’objet d’une publication dans le Bulletin de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale, vol. 48, no 1, 2019-2020, p. 5-9.
  1. Voir Pierre Duchesne, Jacques Parizeau, tome 2 : le baron (1970-1985), Québec Amérique, 2015 [2002], p. 170.  (Nomades) [retour]
  2. Jean Éthier-Blais, « Les carnets de Jean Éthier-Blais », Le Devoir, 7 avril 1979, p. 22. [retour]
  3. Ibid. [retour]
  4. Voir lettres du 15 et 21 septembre 1933 de Thomas Chapais à Onésime Gagnon, Fonds Onésime-Gagnon, P926, BAnQ Québec. [retour]
  5. La fonction change de nom le 28 novembre 1951. [retour]
  6. Gilles Bourque et Jules Duchastel, Restons traditionnels et progressifs : pour une nouvelle analyse du discours politique : le cas du régime Duplessis au Québec, Montréal, Boréal, 1988, p. 208-209. [retour]
  7. Discours sur le budget prononcé par l’honorable Onésime Gagnon à l’Assemblée législative de Québec, le 27 février 1948, s. l., s. n., s. d., p. 3. [retour]
  8. Damien-Claude Bélanger, Thomas Chapais, historien, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2018, p. 166. [retour]
  9. Ibid. Ajoutons à cela que le gouvernement veut faire rééditer le fameux ouvrage, épuisé, de Chapais, Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France (1904), comme l’annonce Duplessis en novembre 1950. Cela ne semble pas s’être concrétisé. En outre, en mars 1947, le recteur Ferdinand Vandry de l’Université Laval propose au ministre Gagnon que le gouvernement finance une chaire Thomas-Chapais, avec un capital de 100 000 dollars. Rien n’indique que ce fut fait. Voir lettre de F. Vandry à O. Gagnon, 1er mars 1947, fonds Onésime-Gagnon, P926, BAnQ Québec. [retour]
  10. Thomas Chapais, Discours et conférences, Québec, Librairie Garneau, 1943, p. 186. [retour]
  11. Discours sur le budget prononcé par l’honorable Onésime Gagnon à l’Assemblée législative de Québec, le 28 mars 1946, s. l., s. n., s. d., p. 7. [retour]
  12. Discours sur le budget prononcé par l’honorable Onésime Gagnon à l’Assemblée législative de Québec, le 25 mars 1947, s. l., s. n., s. d., p. 16. [retour]
  13. Discours sur le budget prononcé par l’honorable Onésime Gagnon à l’Assemblée législative de Québec, le 27 février 1948, s. l., s. n., s. d., p. 3-4. [retour]
  14. Je renvoie à La Révolution dans l’Ordre. Une histoire du duplessisme, Montréal, Boréal, 2018. [retour]
  15. Anonyme, « Un éloge de M. Duplessis. Me Daniel Johnson lui attribue une “révolution dans l’ordre” », La Presse, 16 janvier 1952, p. 18. [retour]
  16. Discours sur le budget prononcé par l’honorable Onésime Gagnon à l’Assemblée législative de Québec, le 24 février 1949, p. 4. [retour]
  17. Discours sur le budget prononcé par l’honorable Onésime Gagnon à l’Assemblée législative de Québec, le 5 avril 1945, p. 46. [retour]