Le travail ménager : un enjeu politique – Entrevue avec Camille Robert, lauréate 2017 du Prix de la Fondation Jean-Charles-Bonenfant

Candidate au doctorat en histoire à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Camille Robert a remporté en 2017 le Prix de la Fondation Jean-Charles-Bonenfant pour son mémoire de maîtrise « Toutes les femmes sont d’abord ménagères » : discours et mobilisations des féministes autour du travail ménager (1968-1985), édité et publié par la suite aux Éditions Somme toute. Lors de son passage à la Bibliothèque le 7 mars 2018, l’historienne a présenté les résultats de ses recherches sur les mobilisations féministes pour la reconnaissance du travail ménager au Québec. Elle a aussi partagé ses réflexions sur la pertinence de cette revendication à la lumière des enjeux politiques actuels.

Propos recueillis par Carolyne Ménard
Service de la référence

Pourriez-vous, dans un premier temps, résumer l’objet des recherches qui ont mené à la publication de votre livre?

J’ai voulu m’intéresser à tous les discours et aux mobilisations du mouvement féministe sur le travail ménager du début du XXe siècle jusqu’en 1985, en insistant particulièrement sur les années 1970. C’est à partir de cette période que le travail ménager commence à être théorisé comme un travail et non comme une condition découlant de la nature féminine. À partir du moment où les féministes considèrent qu’il s’agit d’un travail, elles vont demander une forme de reconnaissance du travail ménager. Je me suis penchée sur les discours des groupes de femmes, des collectifs féministes radicaux, des comités syndicaux de condition féminine et d’organismes gouvernementaux de condition féminine. J’ai souhaité voir à travers tous ces discours féministes comment le travail ménager était conceptualisé, et quelles étaient les formes de reconnaissance qui étaient mises de l’avant par ces différents regroupements.

Mes recherches ont montré que trois grandes avenues de reconnaissance du travail ménager se distinguaient. La première était la socialisation, une option plus privilégiée par des groupes de gauche. C’était une prise en charge collective et sociale du travail ménager à travers des services gérés par les usagers et les usagères. On en a un exemple avec les garderies populaires qui ont été mises en place à partir des années 1970. La deuxième avenue était le salaire au travail ménager, qui a d’abord été défendu par des groupes féministes marxistes. Cette option a été très peu populaire au Québec, notamment parce que beaucoup de féministes craignaient qu’elle reproduise l’assignation des femmes à la sphère domestique. Finalement, la troisième avenue était celle des réformes, défendue surtout par des groupes à caractère réformiste comme la Fédération des femmes du Québec, l’Association féminine d’éducation et d’action sociale, et les organismes gouvernementaux de condition féminine. Ces réformes incluaient la bonification des allocations familiales, l’inclusion du travail ménager dans le produit national brut, et l’intégration des ménagères à un certain nombre de programmes sociaux (par exemple, les congés de maladie).

Comment le travail ménager, une réalité qui relève de prime abord de la sphère privée, a-t-il une dimension politique qui interpelle les instances gouvernementales?

L’expression « Le privé est politique » apparait dans les années 1970 au sein des mouvements de la deuxième vague féministe. Une des particularités de cette deuxième vague féministe est de venir politiser certains aspects qui étaient auparavant jugés privés, notamment la contraception, la violence conjugale, les agressions sexuelles et le travail ménager. En comparaison, la première vague féministe s’était plutôt concentrée sur l’égalité des droits dans la sphère publique; les revendications visaient à ce que les femmes aient les mêmes droits que les hommes (tels que le droit de vote, par exemple). La deuxième vague féministe, quant à elle, veut insister sur les rapports de pouvoir qui sont exercés dans la sphère privée. Ces rapports de pouvoir ne sont pas uniquement présents dans la sphère publique avec la revendication de l’égalité des droits; ils sont aussi reconduits dans nos vies intimes, et les mouvements féministes peuvent donc mener des luttes et revendiquer des actions gouvernementales à l’égard de ces aspects. Il y a ainsi une réelle politisation de ces enjeux privés.


Dans votre livre, vous expliquez que la rémunération du travail ménager comme revendication féministe prend ses origines au début du XXe siècle dans une volonté de faire reconnaître la maternité comme un travail. Les gouvernements provincial et fédéral vont, pour leur part, instaurer des politiques telles que l’aide aux mères nécessiteuses en 1937 et les allocations familiales en 1945. Le tout découlait évidemment d’un contexte où les femmes étaient strictement confinées à la sphère privée. Maintenant que les femmes ont investi l’espace public, cette revendication est-elle toujours pertinente et demande-t-elle encore aujourd’hui une action gouvernementale?

Je pense que c’est une revendication qu’on doit réactualiser à travers les enjeux contemporains. Un exemple de cette réactualisation contemporaine est le mouvement pour la rémunération des stages, qui est un mouvement cousin du mouvement pour le salaire au travail ménager. Dans les années 1970, ce mouvement, connu sous le nom de Wages for students[1], insistait sur l’importance du travail gratuit des étudiantes et étudiants pour le système capitaliste. Tout le mouvement actuel de rémunération des stages reprend ces revendications des années 1970 en plaidant que le travail gratuit des stagiaires (qui a d’ailleurs souvent lieu dans des milieux de travail traditionnellement féminins) doit être reconnu en étant salarié.

De plus, je pense que des actions gouvernementales sont encore nécessaires en ce qui concerne l’accès aux services sociaux. Il faut se questionner à savoir si les services publics sont suffisants, car lorsque l’accès à des services d’éducation à l’enfance, à des soins pour un parent âgé ou à des soins à domicile est difficile, il en résulte qu’énormément de femmes se retrouvent proches aidantes malgré elles. Je pense qu’il faudra donc des politiques publiques pour offrir de meilleurs services à des groupes de population dont le soin revient souvent par défaut aux femmes.

L’année 2017-2018 marque le 50e anniversaire de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, plus connu sous le nom de la commission Bird. Quel fut l’impact de cette commission sur la question de la reconnaissance du travail ménager?

La commission Bird[2] était assez novatrice pour l’époque. Les consultations ont permis aux femmes de se prononcer sur leur condition sur la place publique. Le tout a permis de mettre en lumière plusieurs réalités féminines jusqu’alors non chiffrées. La Commission a notamment statué que les femmes avaient été sujettes à des discriminations à cause de présomptions fausses basées sur leur condition biologique, telles que leur propension au travail domestique. Bien que des féministes comme Éva Circé-Côté et Idola Saint-Jean l’aient affirmé au début du XXe siècle, c’était la première fois qu’une commission d’enquête à portée nationale affirmait publiquement que les femmes n’étaient pas prédisposées biologiquement pour les tâches ménagères et s’intéressait aux formes d’inégalités qui persistaient dans la sphère privée. En ce sens, c’était une première.

Pourquoi avoir arrêté votre étude en 1985? S’agit-il d’une année charnière?

C’est un moment où il y a un changement de conjoncture économique et de conjoncture politique pour les mouvements sociaux, dont le mouvement féministe. L’année 1985 correspond aussi à l’année de publication de l’étude du Conseil du statut de la femme (CSF) Du travail et de l’amour : les dessous de la production domestique. Cette étude a le mérite de théoriser le travail ménager, en effectuant une synthèse des recherches sociologiques et anthropologiques sur le sujet, mais elle ne se prononcera pas pour ou contre le salaire au travail domestique. Pour plusieurs militantes de l’époque, c’est un peu comme si cette étude voulait faire le tour de la question et clore le débat, mais sans proposer de solutions de mobilisation concrètes. Le problème demeure donc non résolu, même après cette recherche du CSF. Par ailleurs, à partir du début des années 1980, la question de la reconnaissance du travail ménager est délaissée par les militantes des collectifs féministes autonomes pour plutôt être reprise par les organismes de condition féminine et les regroupements de femmes. Il y aura néanmoins un dossier du magazine La Vie en Rose en 1981[3] qui va clairement prendre position pour le salaire au travail ménager, mais son accueil sera extrêmement mitigé au sein des féministes.

Comment peut-on réfléchir au travail ménager et à la charge mentale de planification domestique en lien avec les femmes qui souhaitent se lancer en politique?

Je pense que la charge familiale est un obstacle pour beaucoup de femmes, surtout avec des enfants d’un jeune âge. En politique certes, mais dans la majorité des lieux de travail aussi, en général, car les femmes sont encore confrontées au choix entre la carrière et la famille. Quand le choix est la famille, le sacrifice a un prix plus grand pour les femmes que pour les hommes. Les femmes vont davantage mettre de côté des possibilités d’avancement professionnel en termes de salaire et d’avantages sociaux, ou d’implication politique et communautaire.

Dans le cas des femmes privilégiées, si elles ne mettent pas de côté ces engagements, elles vont souvent déléguer les tâches domestiques et familiales à d’autres femmes. C’est un effet connexe; des femmes avec des carrières très stimulantes vont engager d’autres femmes moins aisées pour s’occuper de leur maison ou de leurs enfants. Il faut donc aussi s’attaquer aux divisions inégales qui peuvent se créer entre les femmes comme conséquences du travail invisible, non reconnu. C’est une chose d’encourager les femmes à avoir des carrières stimulantes et à aller en politique, mais il ne faut pas que cela se fasse au détriment d’autres femmes. Il faut s’assurer que cela se fasse dans une perspective qui soit aussi plus égalitaire pour les femmes entre elles et qui permette de revoir la division de ce travail invisible entre les genres.

Il faut aussi repenser notre rapport à l’emploi; est-ce normal de devoir travailler 40 ou 50 heures par semaine pour réussir sa carrière? On pourrait penser à différentes mesures pour réduire le temps de travail. C’est une possibilité qui serait bénéfique pour les parents, mais également pour l’ensemble de la société. Une semaine de travail de 40 heures, lorsqu’on calcule le temps des transports en prenant en compte les enfants et le lieu de travail, finit par ressembler davantage à une semaine de 50 heures, et les gens se retrouvent rapidement à bout de souffle. La réduction de la semaine de travail pourrait donc être une avenue intéressante à explorer pour l’action législative et gouvernementale.

À la lumière de vos recherches, que recommandez-vous en matière de conciliation travail-famille?

La conciliation travail-famille n’est pas un thème discuté dans les milieux féministes au début des années 1980, cet enjeu apparaitra plus tard. Par rapport à la situation actuelle, un reproche que je peux émettre est que la conciliation travail-famille se limite souvent à des mesures d’accommodement entre employeurs et employés, qui sont certes nécessaires, mais qui ne règlent pas le problème de la répartition inégale du travail domestique dans la sphère privée. Une étude de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS)[4] datant de 2014 a d’ailleurs démontré que les femmes consacrent encore aujourd’hui plus de temps aux tâches domestiques que les hommes. Quand un proche tombe malade, c’est souvent la femme dans le couple qui va s’en occuper. Je doute qu’une loi puisse vraiment instaurer un partage égal des tâches domestiques dans la sphère privée. Je crois que ce changement passe plutôt par la conscientisation, entre autres à travers l’éducation. Récemment, on a vu différentes initiatives d’éducation populaire visant à conscientiser les esprits face au partage inégal du travail ménager dans les couples. Un exemple récent est la bande dessinée sur la charge mentale des femmes réalisée par la dessinatrice française Emma[5], qui a connu un grand succès sur les réseaux sociaux. Ce genre d’initiatives permet aux femmes de prendre conscience de leur réalité commune et d’engager un dialogue sur la question avec leur conjoint pour amener un partage plus équitable.

Vous terminez votre livre en soulignant l’importance de réintégrer le travail invisible à l’ordre du jour des mouvements féministes. Comment cela pourrait-il se faire selon vous?

Le travail invisible des femmes est une question qui touche plusieurs domaines différents : la sphère privée, certes, mais également le marché du travail, le genre d’emploi occupé par les femmes et la prise en charge de la population à travers les services publics. Ainsi, à mon avis, la première chose à faire est d’analyser comment tous ces domaines sont liés entre eux à travers leur dimension genrée. Il y a un aspect féministe dans beaucoup d’enjeux actuels, et il faut le mettre en lumière. Par exemple, dans le cas des mobilisations récentes des infirmières, on a très peu dit dans l’espace public que ce sont majoritairement des femmes qui vivent ces réalités, et l’aspect genré de la problématique a été passé sous silence. Il faut faire ressortir cet aspect. Ensuite, il faut analyser comment créer des solidarités entre les différents mouvements autour d’enjeux qui nous sont communs, qu’il s’agisse du mouvement de reconnaissance pour les stages, des revendications des infirmières, des demandes des proches aidantes, des femmes qui sont encore au foyer à temps plein, etc. Il faut penser comment ces différentes réalités sont liées entre elles et réussir à consolider des revendications communes.


  1. Cet article a déjà fait l’objet d’une publication dans le Bulletin de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale, vol. 47, no 1, 2018, p. 30-34.
  1. Pour en savoir plus sur ce mouvement, voir The Wages for Students Students, Wages for Students (A pamphlet in the form of a blue book),[s. l.], [s. n.], 1975. [retour]
  2. Rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, Ottawa : La Commission, 1970, 3 vol. [retour]
  3. « Gagner son ciel ou gagner sa vie? Le salaire au travail ménager », [Dossier], La Vie en Rose, mars-avril-mai 1981, p. 13-25. [retour]
  4. Eve-Lyne Couturier et Julia Posca, « Tâches domestiques : encore loin d’un partage équitable », Montréal, IRIS, 2014, 8 p. [retour]
  5. Emma, Fallait demander, [Blogue], 9 mai 2017. [retour]