De nombreuses expressions colorées parsèment l’histoire du parlementarisme québécois. Il ne s’agit pas de propos non parlementaires, mais plutôt d’expressions dont les racines historiques sont souvent communes à plusieurs parlements de type britannique[1]. En voici deux qui ont longtemps été en usage et dont le sens nous paraît intéressant.
Encyclopédie du parlementarisme québécois
Les « froides régions de l’opposition »
Cette formule ironique est utilisée du XIXe siècle jusque dans les années 1960 au Québec pour faire référence au séjour d’un parti dans l’opposition.
Ses origines demeurent incertaines. Au Québec, une hypothèse veut que l’expression provienne du fait qu’un poêle à bois chauffant la Chambre d’assemblée du Bas‑Canada (1792-1838) était situé du côté de la majorité. Leurs vis-à-vis siégeaient donc dans les « froides régions de l’opposition », d’autant plus que les sessions parlementaires se déroulaient en hiver. L’absence de documentation pour étayer cette interprétation en vogue au XXe siècle la relègue toutefois au statut de croyance, pour le Québec du moins.

Photo : Cornelius Jabez Hughes, 1878
La paternité de l’expression reviendrait à Benjamin Disraeli, premier ministre de la Grande-Bretagne en 1868 et de 1874 à 1880, et écrivain réputé pour son esprit, qui parlait de « cold shades of the opposition ». Selon l’historien parlementaire Michael Macdonagh, Disraeli désignait « those on the Speaker’s right are the Government benches, the benches of the “ins” or the party in office; those on the Speaker’s left are the benches of the “outs” or the party in the cold shades of Opposition[2] ». Être dans l’opposition signifiait donc siéger dans un environnement inhospitalier où personne ne veut s’éterniser.
À Westminster, ce n’est qu’en 1783 qu’apparaît la disposition plaçant les ministériels à droite de l’orateur et l’opposition à sa gauche[3]. La majorité des chambres de type britannique sont ainsi organisées. Terre-Neuve fait cependant exception et, dans ce cas, cela pourrait être lié à la présence d’une source de chaleur prépondérante. En effet, un foyer situé à gauche de l’orateur serait le facteur qui aurait renversé la traditionnelle disposition des sièges dans le Colonial Building (1850-1859), les députés ministériels siégeant de ce côté[4]. Cette disposition s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui même si les parlementaires terre-neuviens légifèrent dans un édifice moderne et bien chauffé.
Cette inversion des sièges s’observe également à l’Île-du-Prince-Édouard, mais pour des motifs différents. Dans ce parlement, le parti au pouvoir siégerait à la gauche du président en raison de l’accès de ce côté au bureau du greffier et à la bibliothèque législative. Ces pièces permettaient aux parlementaires de fumer tout en bavardant. Ce côté est également la partie la plus ensoleillée de la Chambre. Là aussi, la disposition des sièges n’a jamais été changée par la suite, et ce, même après le déménagement de la bibliothèque[5].
Le « massacre des innocents »
Cette expression d’inspiration religieuse, utilisée elle aussi jusque dans les années 1960, fait référence aux projets de loi qui meurent au feuilleton, c’est-à-dire qui deviennent caducs avec la prorogation ou la dissolution de l’Assemblée.

Musée Condé, Chantilly
Le massacre des innocents, raconté dans l’Évangile selon saint Matthieu, survient après l’ordre du roi Hérode de tuer tous les enfants de moins de deux ans de la région de Bethléem peu après la naissance de Jésus.
Une expression semblable, le « massacre des pelhamites innocents », apparaît en Grande-Bretagne après la révocation de plusieurs membres du gouvernement de Thomas Pelham-Holles par le roi George III en 1762. De nombreux fonctionnaires subalternes sont entraînés par la chute du cabinet. L’ampleur de ces départs explique l’analogie avec l’épisode biblique[6].

BAnQ Gatineau
Photo : Livernois
À Québec, la locution « massacre des innocents » apparaît pour la première fois le 17 janvier 1874. C’est le député libéral de Shefford, Maurice Laframboise, qui se plaint que seuls les projets de loi du gouvernement sont considérés par la Chambre. Si les autres sont « impitoyablement sacrifiés », pressent-il, « nous verrons un nouveau massacre des innocents[7] ».
Amplifiées par les journalistes parlementaires, ces deux expressions se fixent dans le langage et les référents parlementaires durant des décennies. Si leur sens a peu à peu sombré dans l’oubli faute d’être utilisées, leur originalité témoigne à coup sûr de la richesse d’esprit de leurs auteurs, d’un sens de la formule et d’un humour certain.
- Cet article a déjà fait l’objet d’une publication dans le Bulletin de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale, vol. 46, no 1, 2017, p. 43-45.
- Des remerciements vont à Aryane Babin pour sa contribution à la recherche. [retour]
- Michael Macdonagh, « The Commons at work », dans The Book of Parliament, Londres, Isbister and Company Limited, 1897, p. 415. [retour]
- Denis Baranger, Le parlementarisme des origines, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 212. [retour]
- William Fraser Rae, Newfoundland to Manitoba: a guide through Canada’s Maritime, Mining and Prairie Provinces, Londres, S. Low, Marston, Searle & Rivington, 1881, p. 35. Cette interprétation est corroborée par Paul O’Neill, The Oldest City: The Story of St. John’s, Newfoundland, Portugal Cove, Boulder Publications, 2003, p. 336. [retour]
- Frank MacKinnon, The government of the Prince Edward Island, Toronto, University of Toronto Press, 1951, p. 229. [retour]
- D. Baranger, op. cit., p. 176; Juliet Gardiner et Neil Wenborn, The Columbia Companion to British History, Columbia University Press, 1995, p. 571. [retour]
- Débats de l’Assemblée législative, séance du 17 janvier 1874, p. 172-173. Voir aussi le 1er avril 1903, le 19 décembre 1913 et le 22 janvier 1920. [retour]