Cet article s’intéresse à la découverte et à la protection de l’ancêtre du drapeau du Québec, le drapeau de Carillon, créé en 1902 par le curé de Saint-Jude, Elphège Filiatrault. Découvert fortuitement en 1955 au presbytère de Saint-Jude en Montérégie, il a été conservé précieusement par la famille Girouard jusqu’en 1995, puis déposé au Centre d’histoire de Saint-Hyacinthe. Après de longues démarches, le drapeau a été reconnu objet patrimonial par le ministère de la Culture en 2018.
Mais pour bien comprendre cette histoire un peu rocambolesque, il convient d’abord de raconter l’histoire du drapeau de Carillon et de relever au passage une erreur de date et de lieu maintes fois répétée dans les ouvrages sur le fleurdelisé.
Alain Gariépy
Service des archives et de la gestion documentaire
« Nous sommes un peuple nouveau sur la terre d’Amérique; or, à un peuple nouveau, il faut un drapeau nouveau. »
Elphège Filiatrault, curé de Saint-Jude, 1903
INTRODUCTION
Le 21 janvier 1948, le fleurdelisé flotte pour la première fois sur la tour centrale de l’hôtel du Parlement. Jusqu’à ce jour, le Québec n’avait pas de drapeau officiel. De nombreux étendards étaient arborés lors de manifestations populaires, mais il s’agissait surtout de drapeaux étrangers, comme le tricolore français et l’Union Jack du Royaume-Uni, ou de drapeaux à connotation religieuse, tels que le Carillon Sacré-Cœur et le drapeau du Vatican.
Au début du XXe siècle, l’un des débats qui animent la société canadienne-française porte sur le choix d’un drapeau distinctif. Parmi les nombreuses propositions qui seront soumises à différentes instances, une seule finira par rallier une majorité citoyenne.
LE CARILLON D’ELPHÈGE FILIATRAULT
Le Carillon est dévoilé le 23 septembre 1902 à Saint-Jude, dans le district électoral de Saint-Hyacinthe, par le curé Elphège Filiatrault.

Source : Centre d’histoire de
Saint-Hyacinthe
Ce jour-là, on lui organise une grande fête pour souligner ses 25 ans de prêtrise. Il profite de l’événement qui lui est consacré pour proposer un nouveau drapeau qu’il a créé, s’inscrivant dans cette grande réflexion sur le choix d’un drapeau distinctif pour les Canadiens français.
Au centre du village, on a élevé un superbe mât, au bout duquel flotte un large drapeau d’une création toute nouvelle. Le champ est bleu. Il est orné de quatre fleurs de lys et traversé, dans toute son étendue, par une croix blanche. […] De l’avis de ceux qui ont pu l’apprécier, c’est un heureux essai de drapeau national pour les Canadiens français[1].
Elphège Filiatrault explique ses choix dans la brochure Aux Canadiens français : notre drapeau, publiée l’année suivante :
Nous sommes un peuple nouveau sur la terre d’Amérique; or, à un peuple nouveau, il faut un drapeau nouveau […] puisque le temps semble venu pour nous de nous créer un drapeau national, quels éléments convient-il que nous employions ? Avant tout, NOTRE BANNIÈRE DE CARILLON, c’est-à-dire, son champ bleu et ses quatre fleurs de lis blanches. […] Or, notre bannière de Carillon porte d’un côté les armes de maison de France, et de l’autre l’image de la Vierge. Par quoi les remplacerons-nous ? [par] cette croix blanche qui était incontestablement la marque française d’un drapeau à l’époque où nous fûmes séparés de la mère patrie; cette croix blanche que nos pères ont connue et qui ornait les drapeaux que le chevalier de Lévis fit disparaître dans les flammes pour les sauver de l’humiliation; cette antique croix blanche, mettons-la sur notre bannière de Carillon[2].

Ainsi, cette proposition de « drapeau nouveau pour un peuple nouveau » est librement inspirée de la bannière de Carillon, qui, croyait-on à l’époque, avait flotté à la victoire des troupes françaises sur les Britanniques à Fort Carillon en 1758. Il faut toutefois souligner que cette description de la mythique bannière s’est révélée fausse plusieurs années plus tard. Un examen minutieux par le Centre canadien de conservation du Québec au début des années 1970 a démontré que les armes du marquis de Beauharnois, gouverneur de la Nouvelle-France de 1726 à 1746, étaient présentes sur la bannière. Difficile alors de croire qu’elle a pu flotter pendant la bataille de Carillon en 1758, sous les ordres du général Montcalm. De plus, il a clairement été établi que le champ de la bannière n’était pas bleu, mais plutôt de couleur pâle, probablement un ton de beige. Sans le savoir, Elphège Filiatrault conçoit son drapeau en s’inspirant d’une « fausse description ».
LE CARILLON SACRÉ-COEUR
Le résultat est néanmoins fort réussi. Tellement que le Comité du drapeau national du Québec « emprunte » le design du Carillon, mais propose d’ajouter l’image du Sacré-Cœur de Jésus au centre du drapeau[3].
À partir de là, les deux drapeaux seront utilisés simultanément dans les rassemblements populaires, bien que le Carillon Sacré-Cœur ait une plus grande visibilité, en particulier parce qu’il a l’appui du clergé. « Le 4 mars 1905, la Vérité signale qu’il s’est vendu depuis 2 ans 8 500 brochures sur le Carillon Sacré-Cœur, 15 000 cartes postales, 60 000 écussons, 20 000 gravures, 150 000 boutons et insignes et 76 500 drapeaux de diverses dimensions[4]. »
Toutefois, l’idée qu’une image religieuse soit présente sur un drapeau national est loin de faire l’unanimité. Filiatrault lui-même est contre l’ajout du Sacré-Cœur au centre de son drapeau et expose sa position dans un article dans la Revue ecclésiastique, repris dans La Patrie du jeudi 14 avril 1904 :
Il nous faut un drapeau national […] Ce drapeau ne peut être que le drapeau chanté par Crémazie, drapeau légendaire, auquel il faut ajouter, pour le compléter comme drapeau national, la croix blanche des étendards de Cartier, de Champlain, de Montcalm et de Lévis. Sur ce point également accord presque parfait, les dissidents sont fort peu nombreux. Mais la question du Sacré-Cœur divise davantage[5].
L’année suivante, Filiatrault publie une seconde brochure dans laquelle il s’oppose à la présence d’un signe religieux sur le drapeau d’un peuple. Pour lui, vouloir fusionner religion et patrie, c’est les affaiblir « l’un et l’autre[6] ».
Les célébrations de la Saint-Jean-Baptiste à Saint-Jude en 1905 sont l’occasion pour Elphège Filiatrault de promouvoir à nouveau sa proposition de drapeau national. L’envoyé spécial du journal La Patrie décrit les célébrations :
Les rues du village, les maisons étaient toutes décorées avec goût. Le drapeau de Carillon flottait triomphant sur les résidences. Disons que Saint-Jude a été la première paroisse qui a répondu avec un commun accord à ce vibrant appel de Crémazie. O Canadiens-français dans ce jour solennel, marchons donc fièrement sous la vieille bannière. Qui vit de Carillon le combat immortel[7].
Mauvaise date et mauvais endroit !
Des ouvrages[8] portant sur l’histoire du drapeau québécois avancent tous qu’Elphège Filiatrault a fait flotter son drapeau pour la première fois le 26 septembre 1902 sur son presbytère à Saint-Jude. Les auteurs ne citent cependant aucune source pour appuyer cette affirmation.
Or, cet événement a plutôt eu lieu le mardi 23 septembre 1902, tel que décrit en première page de La Presse du lendemain : « […] Le presbytère, richement décoré, se lie à l’église par une arche construite avec beaucoup de goût. Au centre du village, on a élevé un superbe mât, au bout duquel flotte un large drapeau d’une création toute nouvelle[9] ».

Source : BAnQ
Sans donner de source, Luc Bouvier ajoute que « le 24 juin 1905, jour de la Fête nationale des Canadiens français, le drapeau fleurdelisé du curé Filiatrault est hissé à un mât de plus de 60 pieds au centre de la rue Saint-Édouard, à l’angle de la rue Saint-Pierre à Saint‑Jude[10] ». Présent sur les lieux, le correspondant du journal La Patrie ne fait pas mention du mât, mais écrit que « le drapeau de Carillon flottait triomphant sur les résidences[11] ». Le mât dont parle Bouvier est probablement le même que celui de 1902.
Quoi qu’il en soit, il est plus juste d’affirmer que l’ancêtre de notre drapeau a flotté pour la première fois le 23 septembre 1902 non pas sur le presbytère, mais plutôt au sommet d’un mât érigé au centre du village de Saint-Jude.
LA RETRAITE DU CURÉ FILIATRAULT ET UN DRAPEAU OUBLIÉ
Après 1905, les interventions d’Elphège Filiatrault dans la sphère publique se font plutôt rares. Il se retire de la cure de Saint-Jude en 1916. Souffrant de graves problèmes d’articulation et de vision, il se retire dans sa demeure de Bordeaux, près de Montréal[12]. Le créateur de l’ancêtre du drapeau québécois décède le 29 mai 1932 à l’âge de 81 ans. Sa dépouille repose au cimetière Côte-des-Neiges de Montréal.
On ignore si la question du drapeau occupait toujours ses pensées à la fin de sa vie. On ne sait pas s’il était instruit de la campagne en faveur de l’adoption de son drapeau comme emblème officiel du Québec, qui allait bientôt être menée.
Le 21 janvier 1948, le drapeau conçu par Elphège Filiatrault est légèrement modifié et devient le drapeau officiel de la province de Québec. À partir de ce jour, le drapeau du curé Filiatrault sombre petit à petit dans l’oubli.
C’était sans savoir qu’un exemplaire du drapeau de Carillon, fabriqué pour Elphège Filiatrault en 1902, dormait encore au grenier du presbytère de Saint-Jude. Personne ne pouvait se douter non plus que, en 1955, il serait cédé à un nouveau paroissien désireux de décorer sa résidence à l’occasion de la Fête-Dieu. Heureusement, le drapeau ne fut pas arboré sur la résidence, mais plutôt conservé précieusement par M. Raymond Girouard et sa famille. Sans le savoir sur le moment, il contribua à la sauvegarde de l’ancêtre du drapeau québécois.
LE DRAPEAU DE CARILLON : DE LA DÉCOUVERTE À LA PROTECTION[13]
En 1955, Raymond Girouard acquiert une nouvelle résidence au cœur du village de Saint-Jude.

à Saint-Jude, vers 1955.
Source : Famille Girouard
En vue de la célébration prochaine de la Fête-Dieu, il a l’idée de trouver un Carillon Sacré-Cœur suffisamment grand pour être arboré au mât de sa résidence. Ne sachant pas où se procurer un tel étendard, il s’adresse d’abord au presbytère. Après quelques recherches au grenier, le sacristain trouve dans une commode un vieux drapeau aux mêmes couleurs que le Carillon Sacré-Cœur, mais sans le Sacré-Cœur au centre. Il suggère alors à Raymond Girouard, sans doute un peu incrédule, de dessiner lui-même ou de coller une image du Sacré-Cœur au centre du drapeau.

grenier du presbytère de Saint-Jude en 1955.
Crédit photo : Mélanie Chalifour
Heureusement, n’ayant sans doute ni le talent pour dessiner ni le temps de le faire exécuter par quelqu’un d’autre, Raymond Girouard abandonne son idée et son épouse range le drapeau avec précaution, comme un bien familial. Évidemment, ni lui ni le sacristain de Saint-Jude ne connaissaient l’histoire du drapeau de Carillon. Ils ne pouvaient donc soupçonner son intérêt historique.

Source : Famille Girouard
Les années passent et le drapeau est conservé dans la maison familiale jusqu’au jour où, ne connaissant pas son histoire, Raymond Girouard décide de le hisser au mât de son chalet. Son voisin immédiat, un enseignant, l’informe qu’il s’agit du drapeau de Carillon conçu par le curé de Saint-Jude en 1902. Girouard fait immédiatement le lien avec la découverte du drapeau au presbytère de Saint-Jude. Il comprend alors qu’il possède peut-être un bien patrimonial. Il renonce donc à son projet. L’ancêtre de notre drapeau retourne donc dans une commode de la maison familiale jusqu’en 1977, année où Raymond Girouard vend sa résidence de Saint-Jude et déménage à Saint-Hyacinthe.
C’est alors que le nouveau retraité entreprend des recherches sur l’histoire du drapeau. Ses démarches le mènent notamment au Centre d’histoire de Saint-Hyacinthe, dont il deviendra un membre actif. Sans jamais en avoir la confirmation de son vivant, Raymond Girouard avait de bonnes raisons de croire qu’il avait entre les mains un drapeau d’une grande valeur patrimoniale. Après avoir autorisé la sortie du drapeau pour des événements spéciaux, il réalise qu’un incident pourrait se produire. En 1995, après le passage du drapeau à une émission de télévision d’André Lejeune à Sherbrooke, il décide de confier la garde du drapeau au Centre d’histoire de Saint-Hyacinthe.
Dès lors, la Municipalité de Saint-Jude veut être désignée le village qui a vu naître l’ancêtre du fleurdelisé. Au début des années 2010, des démarches de la MRC des Maskoutains et de la famille Girouard les conduisent plus tard au dépôt d’un avis d’intention de classement en 2017. Une expertise menée par le Centre de conservation du Québec deux ans plus tôt confirme « qu’il s’agit bien d’un prototype qui aurait pu être réalisé par le Père Filiatrault avec les moyens qu’il disposait ou qu’il l’ait fait faire par un artisan local et non par une entreprise spécialisée dans la fabrication de drapeaux[14] ». Le drapeau précieusement conservé par la famille Girouard depuis 1955, déposé au Centre d’histoire de Saint-Hyacinthe depuis 1995, est reconnu comme bien patrimonial du Québec depuis le 8 février 2018. Il fait désormais partie des pièces importantes du patrimoine québécois.
Si vous passez dans les environs de l’hôtel du Parlement à Québec d’ici le 26 janvier 2024, ne ratez pas l’occasion d’aller admirer le drapeau confectionné par le curé Filiatrault. En effet, ce bien patrimonial est l’une des pièces maîtresses de l’exposition Fleurdelisé, rassembleur depuis 75 ans ! Pour en savoir plus, consultez le site de l’Assemblée nationale. Vous pouvez également découvrir cette exposition en version virtuelle.
- La Presse, 24 septembre 1902, p. 1. La presse | BAnQ numérique [retour]
- Elphège Filiatrault, Aux Canadiens-français: notre drapeau : par un compatriote. Saint-Hyacinthe, Imp. La Tribune, 1903, p.16-20. [retour]
- Le drapeau national des Canadiens français : un choix légitime et populaire, Comité de Québec, 1904. [retour]
- Luc Bouvier, « Le Carillon -Sacré-Cœur », L’Action nationale, juin 1996, p. 98. L’action nationale | BAnQ numérique [retour]
- La Patrie, jeudi 14 avril 1904, p. 10. La patrie | BAnQ numérique [retour]
- Elphège Filiatrault, Nos couleurs nationales, Saint-Jude, 1905, 12 p. [retour]
- La Patrie, 30 juin 1905, p. 6. [retour]
- On pense ici aux ouvrages de Jacques Archambault et d’Eugénie Lévesque, Le drapeau Québécois, Éditeur officiel du Québec, 2e éd., 1974, p. 21; d’Hélène-Andrée Bizier et Claude Paulette, Fleur de lys d’hier à aujourd’hui, Art Global, 1987, p. 129 et de Luc Bouvier, op. cit, note 4, p. 94. [retour]
- La Presse, 24 septembre 1902, p. 1. La presse | BAnQ numérique [retour]
- Luc Bouvier, op. cit., note 4, p. 95. [retour]
- La Patrie, 30 juin 1905, p. 6. La patrie | BAnQ numérique [retour]
- Le Courrier de Saint-Hyacinthe, 3 juin 1932, p. 5.[retour]
- Les renseignements de cette partie sont tirés d’un entretien avec le fils de Raymond Girouard, Gaétan Girouard, tenu le 29 mai 2023. Vous pouvez également visionner cet entretien dans l’exposition virtuelle. [retour]
- Centre de conservation du Québec, Rapport d’expertise du drapeau de Carillon, 2015, p. 2. [retour]