L’héritage architectural qu’Eugène-Étienne Taché (1836-1912) a laissé à la ville de Québec, et au premier chef l’hôtel du Parlement, est une pierre angulaire du paysage de la capitale québécoise et de ses institutions. En soi, c’est déjà un legs colossal, mais en signant son grand œuvre, Taché donna aussi au Québec une devise et influença la façon dont ses citoyens conçoivent leur récit collectif. On a beaucoup écrit sur cette devise nationale, sur le sens que son auteur voulait lui donner et sur la manière dont on devrait comprendre cette phrase[1]. On sait en tout cas que la première mention du Je me souviens apparaît sur les plans du Palais législatif préparés par Taché en 1883, l’architecte autodidacte ayant inscrit ces trois mots sous les armes de la province[2].

Source : Fonds ministère des Travaux publics, Bibliothèque et Archives nationale du Québec
Au reste, quelque interprétation qu’on en fasse, la devise du Québec se tourne vers le passé. Est-il fréquent qu’une nation ou un État se donne ainsi une devise faisant un appel à l’histoire ou à la mémoire[3]?
Certaines devises jettent un regard vers l’avenir, d’autres à la géographie, ou sont une prière à Dieu, à la patrie ou au peuple. Avec un florilège de devises et leur variété de thématiques, tentons de situer Je me souviens parmi les devises que se sont données, pour se présenter au monde, les pays, les États et les provinces au nord du Rio Grande[4].
Analyse et rédaction
Pierre Skilling
Service de la recherche
Recherche documentaire
Stéphane Wimart
Service de l’information
QUEST-CE QU’UNE DEVISE ?
L’héraldique est la science des blasons et des armoiries, ces emblèmes qui représentent des États, des pays, des régions, des villes et des institutions, et qui ont longtemps représenté des lignées, des familles et même des personnes. L’héraldique est aussi une pratique et un art (Taché était d’ailleurs un héraldiste accompli), un système d’identification et même un élément du droit médiéval. Un droit héraldique existe d’ailleurs toujours dans certains pays, comme le Royaume-Uni, la Belgique et les Pays-Bas[5], et il y a une Autorité héraldique du Canada, sous la responsabilité du gouverneur général. Son rôle est notamment de favoriser « de bonnes pratiques au Canada en ce qui concerne l’héraldique en appliquant les plus hautes normes de cet art ». L’Autorité héraldique a pour tâche de concéder de nouveaux emblèmes héraldiques (armoiries, drapeaux et insignes)[6].

Source : Ernest Gagnon, « Armoiries et devises »,
Revue canadienne, juin 1908, p. 482
La devise (motto en italien, puis en anglais) est voisine des cris d’armes qui accompagnaient le blasonnement des armoiries des chefs de guerre et des chevaliers au Moyen-Âge dès le XIIe siècle[7]. Elle apparaît au XIVe siècle et « révèle l’origine, le caractère, les actes, les sentiments ou les aspirations de celui qui en fait usage ». L’étude des devises pourrait être riche d’enseignements culturels et historiques, mais elle reste à entreprendre complètement, selon Michel Pastoureau[8], spécialiste de l’héraldique. Il n’existe en effet encore aujourd’hui que bien peu de travaux consacrés aux devises, malgré l’abondance des ouvrages sur l’héraldique[9].
Dans les armoiries modernes, la devise est généralement inscrite sur une banderole appelée listel se trouvant sous l’écu, à l’exception, par exemple, de la Nouvelle-Écosse, où ce bandeau est placé au-dessus de l’écu, comme le veut également l’héraldique écossaise.
LES DEVISES DU CANADA, DES ÉTATS-UNIS ET DES ÉTATS FÉDÉRÉS D’AMÉRIQUE DU NORD
La langue de la devise
Au Canada, aucune des devises originales n’est en anglais. La devise A mari usque ad mare (D’un océan à l’autre), adoptée en 1921 avec les nouvelles armoiries, est en latin à l’instar de toutes les provinces, sauf le Québec. La devise canadienne est inspirée du psaume 72, verset 8 : « Et dominabitur a mari usque ad mare, et a flumine usque ad terminos terrae. » (Son empire [dominion en anglais] s’étendra aussi d’un océan à l’autre, du fleuve jusqu’aux confins de la terre). Ce verset de la Bible du roi James 1er aurait attiré l’attention en 1867, au moment de la signature de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, alors que le mot dominion était suggéré pour désigner l’ensemble du Canada[10].
La devise de Terre-Neuve-et-Labrador a elle aussi une connotation religieuse puisqu’elle est inspirée de l’Évangile selon Mathieu. Celle de la Colombie-Britannique fait pour sa part référence à la situation occidentale de la province et au soleil couchant. D’autres devises provinciales citent l’adaptation anglaise du Ô Canada (Alberta et Manitoba), célèbrent la diversité (Saskatchewan), ou la fidélité à la couronne britannique des loyalistes américains venus s’installer au Canada durant la guerre d’Indépendance (Ontario et Nouveau-Brunswick).

la devise de la Nouvelle-Écosse est inscrite
au-dessus des armoiries.
Source : Sodacan/Wikimedia Commons
Celle de l’Île-du-Prince-Édouard salue la protection du petit par le grand, en citant Virgile : Parva sub ingenti. Pour ce qui est de la Nouvelle-Écosse, ses armoiries et sa devise, Munit haec et altera vincit (L’un défend, l’autre conquiert), sont les plus anciennes parmi les provinces et territoires. Elles furent accordées en 1625 par le roi Charles 1er à la Province Royale de la Nouvelle-Écosse « pour avoir participé au premier effort de colonisation britannique dans la partie continentale de la Nouvelle-Écosse[11] ».
Les devises des provinces et territoires canadiens
Devise originale | Traduction anglaise | Traduction française | |
Alberta | Fortis et Liber | Strong and Free | Fort et Libre |
Colombie-Britannique | Splendor sine occasu | Splendour without diminishment / Brilliance without setting | Splendeur sans déclin |
Île-du-Prince-Édouard | Parva Sub Ingenti | The small under the protection of the great | Les grands protègent les petits |
Manitoba | Gloriosus Et Liber | Glorious and Free | Glorieux et libre |
Nouveau-Brunswick | Spem Reduxit | Hope restored | L’espoir renaît |
Nouvelle-Écosse | Munit haec et altera vincit | One defends and the other conquers | L’un défend, l’autre conquiert |
Ontario | Ut incepit fidelis sic permanet | Loyal she began and loyal she remains | Loyal au début, loyal pour toujours |
Québec | Je me souviens | – | – |
Saskatchewan | Multis E Gentibus Vires | From Many Peoples Strength | Nos peuples, notre force |
Terre-Neuve-et-Labrador | Quaerite prime regnum Dei | Seek Ye the Kingdom of God | Cherchez d’abord le royaume de Dieu |
Nunavut | Nunavut Sanginivut | Nunavut, our strength | Nunavut (notre terre), notre force |
Territoires-du-Nord-Ouest | Pas de devise | – | – |
Yukon | Pas de devise | – | – |
Quant aux trois territoires, seul le Nunavut a une devise. Elle est en inuktitut : Nunavut sanginivut (Notre terre, notre force). Le Yukon et les Territoires du Nord-Ouest n’en ont pas. Toutefois, au Yukon, une réflexion s’est engagée il y a quelques années à ce sujet. En 2016, l’Assemblée législative du Yukon a même adopté une motion demandant une consultation sur une proposition de devise, soit « Remembering our Past, Embracing our Future ». L’affaire, restée sans suite, a récemment fait un retour dans l’actualité yukonnaise[12].
Au Canada, le Nunavut et le Québec font donc exception à la règle latine. Avec Je me souviens, le Québec invite, en français, ses citoyens à se souvenir de leur histoire et de ses grands personnages, alors que les habitants du Nunavut célèbrent en langue inuite l’attachement à leur terre nordique.
Une seule autre contrée d’Amérique du Nord parmi celles qui nous intéressent ici s’est donné une devise originale en français, et ce n’est pas la Louisiane, qui a pour devise Union, justice and confidence (Union, justice et confiance). Il s’agit plutôt du Minnesota. En effet, le sceau et le drapeau officiel de cet État rendent hommage à ses racines françaises avec l’inscription L’Étoile du Nord. On appelle ainsi cet État le North Star State, mais sa devise officielle est bel et bien en français.

Source : D.L. Webster, Webster’s Encyclopedia of Useful
Information and World’s Atlas, Chicago,
Ogilvie & Gillett Company, 1889
http://etc.usf.edu/clipart/24000/24096/
minnesota_24096.htm
Lorsqu’il est devenu un État américain en 1858, le Minnesota n’avait pas de sceau d’État officiel, malgré l’exigence constitutionnelle d’en avoir un. Le gouverneur Henry Sibley accorda au premier secrétaire d’État du Minnesota, Francis Baasen, l’autorisation d’utiliser le sceau de l’ancien gouvernement territorial du Minnesota, puis travailla à des modifications et à la correction d’erreurs constatées lors de la fonte du sceau dans le métal. Il remplaça notamment une devise latine mal orthographiée, Quo sursum velo videre (« Je veux voir ce qui se trouve au-delà ») par la devise en français L’Étoile du Nord[13]. Pourquoi en français ? Sans doute en souvenir des explorateurs, des commerçants de fourrure et des missionnaires français qui furent les premiers Européens à explorer ce territoire[14].
Dans le reste des États-Unis, les devises des États sont presque toutes en latin ou en anglais. La Californie, en référence à l’épopée de la Ruée vers l’or, s’écrie, en grec, Eurêka (J’ai trouvé!), alors que le Montana célèbre ses ressources minérales en espagnol par les mots Oro y plata (Or et argent). Sur le grand sceau du Maryland, on peut lire en italien la devise de George Calvert, fondateur de cet État, qui fait l’éloge de stéréotypes masculins et féminins : Fatti maschi, parole femmine (Des gestes virils, des mots féminins). Enfin, deux États ont une devise en langue autochtone, soit Hawaï (hawaïen) et l’État de Washington (chinook).
Dieu, l’argent et l’économie
L’histoire de la devise des États-Unis d’Amérique est fascinante. La devise initiale faisait allusion en latin à l’union des États qui composent la fédération : E pluribus unum (De plusieurs, un seul). Elle est toujours inscrite sur le grand sceau des États-Unis, où l’on voit les armoiries, sur la banderole que tient dans son bec l’aigle à tête blanche. Elle est intégrée dès 1776 dans la toute première proposition dessinée par l’artiste Pierre Eugène du Simitière et présentée au comité que forment Benjamin Franklin, John Adams et Thomas Jefferson. Cette composition, différente du sceau actuel, comprenait tout de même certains éléments de la version définitive adoptée par le Congrès en 1782. Ce grand sceau figure dans des documents officiels, comme les passeports, et sur le sceau du président des États-Unis.
En 1956, une phrase faisant référence à Dieu a remplacé E pluribus unum comme devise officielle du pays. Cette devise, In God We Trust (qu’on peut traduire par « En Dieu nous croyons » ou « Nous avons confiance en Dieu »), fut proposée par un pasteur de Pennsylvanie à l’époque de la guerre de Sécession et est inscrite sur les pièces de monnaie américaines depuis les années 1860. Ironique, l’écrivain Mark Twain (1935-1910) a déjà écrit à ce sujet que « Dieu a été écarté de la Constitution, mais a obtenu les premières loges sur la monnaie du pays[15]. » La formule ne devint devise nationale officielle qu’en 1956, dans le contexte de la Guerre froide, à l’initiative de Charles E. Bennett, représentant démocrate au Congrès[16]. Bennett avait parrainé l’année précédente un projet de loi imposant cette inscription sur toute la monnaie émise aux États-Unis (et plus seulement les pièces de monnaie), projet approuvé par le Congrès et signé par le président Eisenhower, qui avait déjà en 1954 ajouté « under God » au serment d’allégeance au drapeau des États-Unis[17].

Source : Edward S Ellis, Ellis’s History of the United
States, Minneapolis, Wester Book Syndicate, 1899
http://etc.usf.edu/clipart/24900/24914/pluribus_
unu_24914.htm
En outre, quelques États américains font référence à Dieu ou à un message religieux dans leur devise. La Floride a d’ailleurs adopté la devise In God We Trust. Comme cet État, surnommé aussi le Sunshine State, les États d’Arizona, du Dakota du Sud, du Kentucky et de l’Ohio (et, au Canada, Terre-Neuve-et-Labrador) ont un motto qui renvoient à Dieu. En Arizona, Ditat Deus (Dieu enrichit). En Ohio, With God, All Things Are Possible (Avec Dieu, tout est possible). Le Kentucky a deux devises, l’une en anglais, United We Stand, Divided We Fall (Unis nous tenons, divisés nous tombons) et, depuis 2002, une autre en latin, Deo Gratiam Habeamus (Rendons grâce à Dieu).

Source : Wikimedia Commons
Par ailleurs, si Dieu est bien installé sur la monnaie et sur le dollar américains, cela témoigne peut-être du fait que ce pays incarne cette éthique protestante à la source de l’« esprit du capitalisme » qu’a exposé le sociologue allemand Max Weber au début du XXe siècle. Une éthique qui repose notamment sur le travail productif comme but même de la vie et comme signe de la grâce de Dieu. Or, sur les sceaux de plusieurs États sont inscrites des formules se rapportant à l’économie, au commerce, aux ressources du territoire, etc. Parmi ceux-ci, on a déjà vu que la Californie rappelle par sa devise la Ruée vers l’or et que le Montana a regorgé d’or et d’argent. Notons que la Géorgie et le Tennessee font tout simplement l’éloge de l’agriculture et du commerce (Agriculture and Commerce), que le New Jersey loue la liberté et la prospérité (Liberty and Prosperity). En Oklahoma, on fait l’éloge du travail avec un slogan en latin : Labor Omnia Vincit (Le travail vainc tout). Quant à l’Utah, sa devise tient en un seul mot : Industry, qu’il faut comprendre dans son sens d’effort persistant plutôt que dans celui d’activité manufacturière.
Le patriotisme et l’avenir
Plusieurs États mettent l’accent sur le patriotisme, se réclamant du peuple, de la patrie ou de la nation. L’Illinois, bien que de façon laconique, favorise l’unité avec son State Sovereignty, Nation Union (Souveraineté de l’État, unité de la nation), alors que le Nevada s’exclame All For Our Country (Tout pour notre pays). En Arkansas, Le peuple règne (en latin original : Regnat Populus). Au Dakota du Sud, le peuple gouverne sous le regard de Dieu (Under God the People Rule). Sur le sceau du Missouri, on peut lire l’expression latine Salus Populi Suprema Lex Esto (Que le bien-être du peuple soit la loi suprême).
Au Canada, les provinces d’Alberta et du Manitoba ont tout simplement emprunté des passages de l’adaptation anglaise de l’hymne Ô Canada en les traduisant en latin : Fortis et liber en Alberta (strong and free – fort et libre), Gloriosus et liber au Manitoba (glorious and free – glorieux et libre).
Alors que le Québec est invité à se souvenir, la devise de certains États américains se rapporte plutôt à l’avenir, au progrès, au mouvement. Pour l’État de New York, il faut viser plus haut et plus loin, et la devise, en latin, s’écrit Excelsior. Le mot traduit bien, encore aujourd’hui, les ambitions qu’on prête à cet État et à ses habitants et, même s’il a été adopté dès 1778, il évoque l’image des gratte-ciel de Manhattan. L’Alaska se présente comme un territoire d’avenir, avec le slogan North to the Future (Au nord, vers l’avenir). La devise de l’État de Washington, Al-ki (ou Alki), veut dire Bientôt en langue chinook, au sens d’un espoir pour le futur. Quant au Nouveau-Mexique, il « croît en avançant » (Crescit Eundo), alors que le Wisconsin « va en avant » (Forward).
La justice, la liberté et la révolution
Les États-Unis sont nés de la lutte des colonies britanniques pour obtenir leur indépendance, reconnue par la Grande-Bretagne lors du traité de Versailles en 1783. Plusieurs États ont une devise aux accents révolutionnaires ou qui témoigne de la défense de la liberté et de la justice. D’autres évoquent la morale ou la vertu. Voici quelques devises adoptant un ton révolutionnaire ou faisant l’éloge de la justice ou de la liberté :
- Alabama : Audemus Jura Nostra Defendere (Nous osons défendre nos droits)
- Iowa : Our Liberties We Prize and Our Rights We Will Maintain (Nous estimons nos libertés et nous maintiendrons nos droits)
- Massachusetts : Ense petit placidam sub libertate quietem (À force d’armes, elle cherche la paix dans la liberté)
- Mississippi : Virtute et Armis (Par la vertu et par les armes)
- Pennsylvanie : Virtue, Liberty and Independence (Vertu, liberté et indépendance)
- Virginie : Sic Semoer Tyrannis (Face aux tyrans toujours)
Une des plus percutantes reste tout de même celle du New Hampshire, Live Free or Die (Vivre libre ou mourir), que l’on voit sur les plaques d’immatriculation de cet État. Le New Hampshire n’est pas le seul à avoir adopté cette devise, qui peut même être considérée comme la devise initiale de la Révolution française[18]. La Grèce et l’Uruguay ont des devises semblables.
La géographie
Alors que le Québec a une devise à teneur historique, le Canada, avec A mari usque ad mare, en a une de nature géographique. À l’ouest du pays, la Colombie-Britannique avec Splendor sine occasu (Splendeur sans déclin, ou sans crépuscule) rappelle qu’elle a déjà été aux confins de l’Empire britannique, mais la devise se confond aussi avec les armoiries et le drapeau de la province, où l’on peut voir un soleil couchant devant les vagues bleues du Pacifique[19]. À l’est, la plus petite province, l’Île-du-Prince-Édouard, avec ses 5 660 km² et un peu moins de 171 000 habitants (données de 2022), se réjouit d’être sous la protection d’un pays immense (Parva Sub Ingenti).
Aux États-Unis, le Minnesota et l’Alaska mentionnent leur appartenance au Nord. L’Indiana se présente comme le carrefour de l’Amérique (The Crossroads of America). Cette appellation serait, à l’origine, celle de la ville d’Indianapolis, qui est à la croisée de plusieurs grandes autoroutes interétats qui sillonnent l’Indiana. Quant au Michigan, sa devise est : Si Quaeris Peninsulam Amoenam, Circumspice (Si vous cherchez une belle péninsule, regardez autour de vous).
L’histoire, la mémoire, le passé
Le regard vers l’histoire et le passé semble plus rare parmi les devises recensées. Aux États-Unis, l’Idaho, avec Esto Perpetua (Que cela soit perpétuel) sous-tend peut-être l’idée de faire durer un passé (ou un présent), mais d’autres interprétations sont possibles. La devise de cet État fut choisie peu de temps après son admission dans l’Union en 1890 et est attribuée au théologien et mathématicien vénitien Pietro Sarpi (1552-1623), qui l’avait conçue pour la République de Venise en 1623.
Les devises dont l’esprit se rapproche le plus de celle du Québec semblent provenir de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick. La devise ontarienne, Ut incepit Fidelis sic permanet (Loyal au début, loyal pour toujours), comme celle du Nouveau-Brunswick, Spem Reduxit (L’espoir renaît), font référence aux colons restés loyaux à la couronne britannique qui ont fui la Révolution américaine. Il y a ici le souvenir d’un événement historique fondateur et le vœu de rester fidèle à un « passé ». La devise québécoise, en revanche, ne renvoie pas à un événement en particulier et rappelle le souvenir de nombreux héros et personnages de différentes époques, époques d’ailleurs illustrées sur les armes.
Les chercheurs ayant exploré la question et épluché les archives existantes n’ont trouvé aucun document expliquant directement les intentions d’Eugène-Étienne Taché derrière la formule Je me souviens. Toutefois, comme l’explique l’historien Gaston Deschênes, auteur des travaux les plus complets et probants sur le sujet, c’est la façade de l’hôtel du Parlement québécois, que Taché concevait comme un Panthéon et sur lequel elle est gravée, qui éclaire le sens de cette devise. Taché décrit d’ailleurs dans une lettre de 1883 « ce que cette façade dans son développement complet doit contenir », détaillant un projet de décoration architecturale qui correspond à « l’ensemble des souvenirs que je veux évoquer[20] ».
Controverses et contestations
Au Québec, l’inscription en 1978 du Je me souviens sur les plaques d’immatriculation, en remplacement du slogan touristique La belle province, a relancé des débats sur la signification de la devise et même généré des rumeurs à son sujet[21].

du Québec, 1978.
Collection privée

l’État du New Hampshire, 2000.
Source : Wikimedia Commons
Quelques années plus tôt, le New Hampshire avait également remplacé le slogan touristique (Scenic) sur ses plaques d’immatriculation par sa devise officielle. En 1974, un citoyen s’est attaqué à la devise inscrite sur sa plaque en l’amputant de moitié, contrevenant ainsi à la loi du New Hampshire. Témoin de Jéhovah, cet automobiliste avait caché les mots « or die » pour ne conserver que « live free » sur sa plaque, considérant qu’il n’avait de comptes à rendre qu’à son dieu (qui lui offrait la vie éternelle) et que sa liberté d’expression et de conscience lui permettait d’altérer ainsi sa plaque. Cette histoire s’est poursuivie au tribunal et s’est terminée à la Cour suprême des États-Unis, qui a statué en 1977 que le New Hampshire, en vertu du premier amendement de la Constitution américaine, ne pouvait interdire à un citoyen d’altérer la plaque de son véhicule si celle-ci contenait un message offensant pour ses convictions morales.
Plus récemment, l’enjeu de la foi religieuse sur les plaques d’immatriculation a fait un retour avec l’inscription (de facto ou optionnelle) de la devise In God We Trust sur les plaques émises dans plusieurs États américains, dont l’Arizona, la Floride, la Caroline du Nord, le Tennessee et le Wisconsin. Cette devise fait également son apparition sur la façade de nombreux établissements scolaires, notamment en Oklahoma et au Texas[22]. Au Tennessee, les automobilistes ont depuis 2022 le choix entre une plaque où est inscrite cette devise et une où elle ne l’est pas[23].
***
Après ce tour d’horizon exploratoire et partiel, la devise du Québec semble se distinguer à plusieurs égards de celles des États du reste de l’Amérique du Nord. Cette devise est axée sur le passé, alors que d’autres sont tournées vers l’avenir. Le Je me souviens ne définit pas d’orientation manifeste, alors que d’autres devises font la promotion de valeurs morales, religieuses, culturelles, politiques et même économiques.

les armoiries et le drapeau de la province.
Source : http://www.protocol.gov.bc.ca
On pourrait néanmoins affirmer que cette devise a des accents conservateurs : l’appartenance de Taché à une grande famille d’allégeance conservatrice et, plus généralement, le climat politique de la société canadienne-française d’alors, expliqueraient-ils cette tonalité « traditionaliste »? On note aussi la volonté des élites canadiennes-françaises d’établir une histoire nationale. À cet effet, d’autres symboles et emblèmes sont d’ailleurs créés à la même époque dans cet esprit[24].
Les devises de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick sont également, à leur façon, tournées vers le passé et la continuité d’une tradition, celle de l’appartenance à la couronne britannique. La devise du Québec diffère pourtant de celles de ses deux voisines. Elle est non affirmative. Alors que les devises de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick réfèrent aux loyalistes, le Je me souviens est à la fois indéterminé et ouvert, se rapportant notamment aux Autochtones et aux grands personnages d’avant et d’après la Conquête que l’on trouve sur la façade de l’hôtel du Parlement.
Comme l’explique Gaston Deschênes, spécialiste du Je me souviens, cette célébration du passé n’est pas figée dans le temps et n’a pas un sens revanchard (d’autant qu’elle est surmontée, sur la façade du parlement, des statues de Wolfe et de Montcalm). Chacun peut l’interpréter librement. Cette maxime peut être vue comme une affirmation de la fierté d’une nation ou, pour d’autres, comme une phrase empreinte de nostalgie ou de mélancolie. Le Je me souviens est à la fois ouvert et lié à l’hôtel du Parlement, auquel Taché invitait les générations futures à intégrer leurs grands personnages, par la statuaire notamment. En somme, cette ode à l’histoire et à la mémoire, proclamée à la première personne du singulier, nous paraît unique en Amérique.
- Voir notamment Antoine Robitaille, « Je me souviens », Québec, espace et sentiments, Paris, Autrement, 2001, p. 147-171; Gaston Deschênes, « La devise Je me souviens », Le Parlement de Québec : Histoire, anecdotes et légendes, Québec, MultiMondes, 2005, p. 300‑315 ; G. Deschênes, « La devise québécoise Je me souviens », Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française, 1er février 2011. Voir aussi Jacques Rouillard, « L’énigme de la devise du Québec : à quel souvenir fait-elle référence? », Bulletin d’histoire politique, vol. 13, n° 2 (2005), p. 127–145; G. Deschênes, « Le sens original de la devise du Québec : commentaire sur l’analyse de Jacques Rouillard », Bulletin d’histoire politique, vol. 14, n° 2 (2006), p. 257–262; J. Rouillard, « Réplique à Gaston Deschênes : la devise du Québec », Bulletin d’histoire politique, vol. 15, n° 2 (2007), p. 233–237. [retour]
- Madeleine Albert et Gaston Deschênes, « Une devise centenaire : Je me souviens », Bulletin de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale, 14, 2 (avril 1984), p. 21. [retour]
- Rappelons que Je me souviens est également la devise du Royal 22e Régiment, régiment d’infanterie francophone des Forces canadiennes. [retour]
- Cet article est une version révisée et mise à jour d’un texte paru dans un numéro consacré à Eugène-Étienne Taché du Bulletin de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale (vol. 41, n° 2, 2012, p. 34-41). Ce numéro thématique propose également des textes de Frédéric Lemieux, qui présente un bilan de la recherche à ce sujet, d’Émilie d’Orgeix sur les ambitions artistiques de Taché, de Gaston Deschênes sur son projet de décoration de la façade de l’hôtel du Parlement, et, enfin, de Michèle Bernard, qui offre un récit de la vie de Taché. [retour]
- Claude Wenzler, Le Guide de l’héraldique : Histoire, analyse et lecture des blasons, Rennes, Éditions Ouest-France, 2002, p. 25. [retour]
- Autorité héraldique du Canada, site de la Gouverneure générale du Canada. [retour]
- Michel Pastoureau, Traité d’héraldique, 5e édition, Paris, Picard éditeur, 2008 [1979], p. 215-216. [retour]
- Ibid., 2008, p. 218. [retour]
- Mentionnons toutefois Le Livre des devises, de Michel Orcel, une anthologie qui propose en introduction une « Histoire et théorie de la devise ». Michel Orcel, Le Livre des devises, Paris, Seuil, 2009. [retour]
- W. Kaye Lamb, « A Mari usque ad Mare », L’Encyclopédie canadienne, 2006 (mis à jour par Jon Tattrie, 2016). [retour]
- « Les armoiries », site de l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse. [retour]
- Skip Stone, « Public input to determine a Yukon motto », The Whitehorse Daily Star, March 31, 2023, p. 11. [retour]
- Office of the Minnesota Secretary of State, Minnesota Legislative Manual, 2022, p. 19. Voir aussi: Robert M. Brown, « The Great Seal of the State of Minnesota », Minnesota History, Vol. 33, no. 3 (Fall 1952), p. 126-129; Rebecca Mecomber, « Why Is Minnesota Called the North Star State? », UnitedStatesNow, April 16, 2023. [retour]
- John Ibson, « Minnesota », Bill Marshall (ed.), France and the Americas – Culture, Politics, and History. A Multidisciplinary Encyclopedia, Vol. II, Santa Barbara (Cal.), ABC-Clio, 2005, p. 810‑812. [retour]
- « God was left out of the Constitution but was furnished a front seat on the coins of the country. » (Mark Twain in Eruption: hitherto unpublished pages about men and events, New York, Harper & brothers, 1940, p. 49) [retour]
- Orcel, op. cit., p. 142. [retour]
- John Files, « Charles E. Bennett Dies at 92; Put ‘In God We Trust’ on Bills », The New York Times, 10 septembre 2003. [retour]
- Orcel, op. cit., p. 438. En outre, la devise actuelle de la France a pour origine une formule utilisée durant la Révolution française : Liberté, Égalité, Fraternité, ou la mort. Elle devient la devise officielle de la France en 1848, mais « amputée de sa menace finale (Ibid., p. 250‑251). [retour]
- British Columbia’s Coat of Arms, Government of British Columbia (site Web). [retour]
- Gaston Deschênes, « La devise du Québec », L’Encyclopédie canadienne, Historica Canada, 16 décembre 2013. [retour]
- Ibid. [retour]
- Voir notamment Michelle Boorstein, « Texas pushes church into state with bills on school chaplains, Ten Commandments », The Washington Post, May 24, 2023. [retour]
- Andrew Schwartz, « ‘In God We Trust’: Phrase now adorns 3 in 5 standard Tennessee license plates », Chattanooga Times Free Press, May 14, 2023. [retour]
- Tel que l’hymne canadien-français Ô Canada, lui aussi saluant la mémoire du passé, célébrant la « terre de nos aïeux » et scandant « ton histoire est une épopée / des plus brillants exploits ». L’hymne est interprété pour la première fois en 1880, sur le campus de l’Université Laval (qui à l’époque est située dans le Vieux-Québec, dans le voisinage du site du futur hôtel du Parlement). [retour]