Le Cabinet de curiosités : la collection de masques mortuaires de l’Assemblée nationale du Québec

Il y a 20 ans, en 2004, l’Assemblée nationale acquérait un moulage du visage d’Henri Bourassa (1868-1952). Cet objet fut le premier de ce qui constitue aujourd’hui une collection de quatre masques mortuaires d’anciens parlementaires québécois. Objets issus d’une pratique révolue, ces moulages en plâtre réalisés à même le corps d’un défunt sont conçus pour préserver sa dernière apparence et pour servir de modèle à la création d’œuvres d’art, le plus souvent des sculptures. S’ils peuvent paraître macabres de nos jours, ils étaient autrefois très prisés pour perpétuer la mémoire des défunts, notamment de grandes figures historiques.

Anthony Couture
Équipe des archives et de la gestion documentaire

UNE PRATIQUE ANCIENNE[1]

En Égypte antique, le masque mortuaire n’est pas un moulage des traits du mort, mais une représentation artistique tridimensionnelle de son image. Comprenant la tête et les épaules, il repose sur la momie ou sur son sarcophage. Il accompagne l’âme du défunt dans l’au-delà. Faits de plâtre ou de cartonnage sur lequel sont peints les traits du visage, les masques égyptiens connaissent leur apogée à l’époque romaine[2]. En Europe, à partir de la fin du Moyen-Âge, on moule le visage du mort et on peint le masque pour y mettre de la couleur. Le masque remplace parfois la dépouille pendant une exposition funéraire prolongée de personnalités importantes[3]. Le masque mortuaire réfère autant à l’empreinte négative du visage qu’au tirage positif produit à partir du négatif[4]. Dès le 15e siècle, en Italie, le masque sert de modèle pour des sculptures funéraires[5]. À compter du 18e siècle, la pratique du moulage facial de personnalités décédées est très répandue en Occident. Au 19e siècle, elle sert également à l’étude de la morphologie. La prise d’empreintes mortuaires est notamment pratiquée par les adeptes des pseudosciences médicales que sont la phrénologie et la physiognomonie, soit respectivement l’étude de la forme du crâne et l’étude des traits du visage[6]. Bien qu’encore présente au début du 20e siècle, la pratique perdra en popularité, principalement en raison de l’avènement de la photographie. Elle devient plus rare au milieu du siècle et disparaît pratiquement ensuite.

LA COLLECTION DE MASQUES MORTUAIRES DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE

La Bibliothèque de l’Assemblée nationale conserve quatre masques mortuaires de deux anciens parlementaires québécois. Chaque individu est représenté par deux masques tirés d’un même moule. En 2004, les Archives nationales du Québec ont transféré à l’Assemblée un masque mortuaire d’Henri Bourassa, journaliste, fondateur du journal Le Devoir et député de la Ligue nationaliste à l’Assemblée législative de 1908 à 1912[7]. Ce masque, réalisé par l’atelier de sculpture et de modelage Petrucci et Carli au lendemain de son décès en 1952[8], a plus tard été donné aux Archives nationales par sa fille Anne Bourassa. Il a alors intégré le Fonds Famille Bourassa acquis initialement en 1941 sous le nom de Collection Papineau-Bourassa[9]. Ce fonds contenait initialement le patrimoine documentaire, artistique et mobilier de la famille héritière du parlementaire Louis-Joseph Papineau et de l’artiste Napoléon Bourassa, respectivement grand-père maternel et père d’Henri Bourassa.

En 2021, l’Assemblée nationale reçoit un masque mortuaire de Paul Sauvé (1907-1960), 17e premier ministre du Québec en 1959 et député de Deux-Montagnes sous le Parti conservateur du Québec de 1930 à 1935 et sous l’Union nationale de 1936 jusqu’à son décès[10]. Offert par la famille du politicien, l’objet est lui aussi conçu par l’atelier Petrucci et Carli. Enfin, en 2023, l’Assemblée acquiert du collectionneur Marc Alain Tremblay un exemplaire additionnel des masques de Bourassa et de Sauvé. Il s’agit des doubles que les artistes conservaient dans leur atelier, tandis que l’autre exemplaire était remis à la famille du défunt. Le collectionneur a reçu les masques de Pierre Petrucci, dernier copropriétaire avec Louis Attilio Carli de l’atelier Petrucci et Carli[11]. Cette entreprise, qui a été en activité de 1926 à 1972, est héritière d’une tradition centenaire de statuaires et de modeleurs italiens ayant immigré au Québec du milieu du 19e siècle au début du 20e siècle[12]. Ce sont les familles Petrucci et Carli ainsi que celle des Catelli[13] qui ont importé d’Italie l’art de la statuaire en plâtre au Québec. Auparavant, la sculpture québécoise se pratiquait surtout sur bois[14]. Leur production traite aussi bien de sujets religieux que profanes. Bien que spécialiste dans la conception de masques mortuaires, l’entreprise Petrucci et Carli n’en a produit qu’une vingtaine, nommément ceux des anciens premiers ministres du Canada Wilfrid Laurier (1919) et William Lyon Mackenzie King (1950). En 1971, leur atelier est la proie des flammes. Seulement cinq des masques mortuaires entreposés échappent au feu, dont les deux acquis de Marc Alain Tremblay par l’Assemblée nationale. Les trois autres sont ceux du frère André (1937), du journaliste Olivar Asselin (1937) et du peintre Clarence Gagnon (1942)[15]. La Bibliothèque de l’Assemblée nationale est d’ailleurs entrée en possession récemment d’une sculpture en bronze du visage d’Olivar Asselin réalisée à partir de son masque mortuaire. Le long séjour en atelier des masques des collections de l’Assemblée nationale et leur exposition à l’incendie ont laissé des marques. Leur aspect diffère nettement des exemplaires initialement confiés aux familles des défunts.

Masque mortuaire d’Henri Bourassa par Petrucci et Carli conservé
par la famille, 1952.
Collection Famille Bourassa,
Assemblée nationale du Québec
Masque mortuaire d’Henri Bourassa par Petrucci et Carli conservé
par les artistes, 1952.
Collection Marc Alain Tremblay,
Assemblée nationale du Québec

Chacun des masques mortuaires de la collection de Marc Alain Tremblay est accompagné d’un certificat d’authenticité produit en 2015 par Pierre Petrucci[16]. Ces certificats présentent d’ailleurs une reproduction d’une publicité de l’atelier Petrucci et Carli montrant une photographie du masque du frère André réalisé en 1937 à son décès.

Certificat d’authenticité du masque mortuaire de
Paul Sauvé, 2015.
Collection Marc Alain Tremblay,
Assemblée nationale du Québec

L’ÉPOPÉE DU MASQUE ET DE LA STATUE DE PAUL SAUVÉ

Le premier ministre Paul Sauvé est décédé en fonction le 2 janvier 1960. Qui a moulé son masque mortuaire? D’après un article de La Presse du 5 janvier 1960, à la demande des autorités de la circonscription de Deux-Montagnes, un masque mortuaire du défunt aurait été réalisé par le sculpteur Louis Parent le 4 janvier 1960 au soir, après la fermeture du salon funéraire, soit quelques heures avant la mise en terre du corps. Les commanditaires de cette prise d’empreintes souhaitent qu’elle serve à la création d’un monument commémoratif. L’article ajoute que la réalisation du masque a été retardée parce qu’un premier sculpteur avait offert ses services, mais qu’en raison du manque de garanties de la bonne exécution du procédé, le projet a ensuite été confié à Louis Parent[17]. La Presse du lendemain rapporte toutefois que ce sont finalement Pierre Petrucci et Apollo Carli qui ont moulé le visage du défunt. Louis Parent, également présent, aurait préféré leur laisser la tâche et simplement assister à son exécution[18]. Pour sa part, L’Est central soutient dans son édition du 14 janvier que Louis Carli, fils d’Apollo Carli, a participé avec son père et Pierre Petrucci à la prise des empreintes, sans mentionner la présence de Louis Parent[19].

Masque mortuaire de Paul Sauvé par
Petrucci et Carli, 1960.
Collection Ginette Sauvé-Frankel,
Assemblée nationale du Québec

Enfin, selon le certificat d’authenticité du masque mortuaire produit en 2015 par Pierre Petrucci, ce dernier l’aurait réalisé seul. En somme, au regard de l’ensemble de ces informations, seule la contribution de Petrucci à l’œuvre est attestée. Quant aux trois autres artistes mentionnés dans les sources, on sait seulement qu’ils étaient présents pendant la fabrication du masque.

En ce qui concerne le monument en mémoire de Paul Sauvé, un article de La Presse du 18 juillet 1966 signale que Louis Parent a réalisé en 1961 une statue en bronze à l’image de l’ancien premier ministre. La veuve de Paul Sauvé « a grandement contribué à l’entreprise, d’abord en fournissant au sculpteur un masque du défunt et en suivant régulièrement la marche des travaux ». Cependant, le sculpteur ne l’a toujours pas livrée puisque le site où l’ériger est indéterminé[20]. Un article de La Revue de Terrebonne du 14 août 1974 précise que c’est l’entrepreneur en voirie H. J. O’Donnell, au nom d’un groupe d’amis du défunt, les architectes et ingénieurs amis de l’Union nationale, qui a commandé l’œuvre au sculpteur. Il semble toutefois qu’à la suite de l’élection du gouvernement libéral de Jean Lesage ce groupe ait abandonné le projet d’installer un monument à l’image du successeur de Maurice Duplessis[21]. N’ayant pas obtenu le plein paiement de son ouvrage, Louis Parent a préféré conserver l’œuvre en attendant de trouver preneur[22]. Cette statue a été inaugurée en 1978 à l’ancienne bibliothèque municipale de Saint-Eustache puis relocalisée en 2004 à la promenade Paul‑Sauvé en bordure de la rivière des Mille Îles. Volée en 2008 et retrouvée en pièces, elle a été reproduite en bronze en 2010[23]. Volée une seconde fois en 2013, elle est retrouvée une fois de plus en morceaux[24]! La statue a de nouveau été reproduite en 2015, cette fois en résine avec une patine finie de bronze afin de la rendre inintéressante pour la revente[25].


  1. Pour aller plus loin, voir Karine Douplitzky, « Masques mortuaires », Médium, vol. 3, nos 60-61, 2019, p. 152-173. [retour]
  2. Fédération Wallonie-Bruxelles, « Masque funéraire », Images et histoires des patrimoines numérisés, [s. d.], consulté le 19 février 2024. [retour]
  3. Association des personnels scientifiques des musées de la région centre, « Le portrait funéraire », Musées de la région centre, [s. d.], consulté le 19 février 2024. [retour]
  4. Musée Crozatier, « Ensemble de masques mortuaires », Musée Crozatier, [s. d.], consulté le 19 février 2024. [retour]
  5. Virginia de La Cruz Lichet, « Le lit de mort. La dernière image. La représentation du marquis de Cerralbo dans son lit de mort », Estuco, 2016, 1, p. 51-74. [retour]
  6. Musée Crozatier, op. cit. [retour]
  7. Assemblée nationale du Québec, « Henri Bourassa », Dictionnaire des parlementaires du Québec de 1792 à nos jours, 2012, consulté le 19 février 2024. [retour]
  8. Marco Bélair-Cirino et Dave Noël, « La petite histoire du masque mortuaire d’Henri Bourassa », Le Devoir, 10 janvier 2017. [retour]
  9. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, « Fonds Famille Bourassa (P418) », Advitam, [s. d.], consulté le 19 février 2024. [retour]
  10. Assemblée nationale du Québec, « Joseph-Mignault-Paul Sauvé », Dictionnaire des parlementaires du Québec de 1792 à nos jours, 2019, consulté le 19 février 2024. [retour]
  11. Marc Alain Tremblay et Jocelyne F. Carli-Trudeau, « De la Toscane au Canada, les statuaires italiens », Cap-aux-Diamants, n° 139, automne 2019, p. 31-35. [retour]
  12. John R. Porter et Léopold Désy, L’Annonciation dans la sculpture au Québec; suivi d’une étude sur Les statuaires et modeleurs Carli et Petrucci, Québec, Presses de l’Université Laval, 1979, p. 134-135. [retour]
  13. Sylvie Tremblay, « Les Catelli », Cap-aux-Diamants, n° 82, été 2005, p. 48. [retour]
  14. John R. Porter et Léopold Désy, op. cit., p. 127. [retour]
  15. Jean-Christophe Laurence, « Adieu, petit Jésus de plâtre! », La Presse, 20 décembre 2012, cahier Arts, p. 6. ; Marco Bélair-Cirino et Dave Noël, 2017, op. cit. [retour]
  16. Notons que le certificat d’authenticité du masque mortuaire d’Henri Bourassa indique que l’objet a été créé par Pierre Petrucci, son père Aimé Petrucci et son associé Apollo Carli. Cependant, Aimé Petrucci est décédé en 1950. Voir « Mort tragique du sculpteur A. Petrucci », Le Devoir, 31 octobre 1950, p. 3. [retour]
  17. « Un masque mortuaire de M. Paul Sauvé a été pris hier soir », La Presse, 5 janvier 1960, p. 28. [retour]
  18. « Le masque mortuaire : œuvre de MM. Pierre Petrucci et A. Carli », La Presse, 6 janvier 1960, p. 13. [retour]
  19. « Des sculpteurs de la rue Wolfe réussissent une tâche délicate », L’Est central, 14 janvier 1960, p. 6. [retour]
  20. « La statue de… Paul Sauvé sort de l’ombre », La Presse, 18 juillet 1966, p. 23. [retour]
  21. Aimé Despatis, « Faits & gestes », La Revue de Terrebonne, 14 août 1974, p. 6.; « Sauvé de bronze est exposé chez Coiteux », Le Devoir, 12 sept 1974, p. 13. [retour]
  22. Michel Lamarre, « La statue de M. Paul Sauvé : il faudra payer pour l’obtenir », Le Nouvelliste, 13 août 1974, p. 8. [retour]
  23. « La statue de Paul Sauvé retrouve sa place », La Quinze Nord, 13 juin 2010, consulté le 19 février 2024. [retour]
  24. Martin Leclerc, « La statue de Paul Sauvé retrouvée : un deuxième suspect est recherché », L’Éveil, 5 décembre 2013, consulté le 19 février 2024. [retour]
  25. « Saint-Eustache : la statue de Paul Sauvé remise en place », L’Éveil, 9 octobre 2015. [retour]