Travailler in situ : l’apport de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale à mes recherches

Le 25 mai dernier, l’auteur Jonathan Livernois a remporté le Prix de la présidence de l’Assemblée nationale du Québec pour son livre Entre deux feux : parlementarisme et lettres au Québec (1763-1936) (Éditions du Boréal, 2021) dans le cadre d’une cérémonie honorant les récipiendaires de la 20e édition des Prix du livre politique. Le Prix de la présidence récompense la qualité, la pertinence et l’originalité d’une œuvre portant sur la politique québécoise. Dans ce billet, l’écrivain et professeur à l’Université Laval commente la réception de cette distinction, dévoile un aperçu du contenu de son ouvrage primé et explique l’apport de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale à ses recherches.

Jonathan Livernois
Professeur agrégé, Département de littérature, théâtre et cinéma
Université Laval


Je dois avouer que c’est probablement la récompense que j’espérais le plus recevoir. L’obtention du Prix de la présidence de l’Assemblée nationale du Québec (Prix du livre politique) revêt un caractère particulier : c’est comme si les légataires des traditions que j’ai étudiées avaient, par ce prix, reconnu la pertinence de mon approche et de mes idées.

L’étude des rapports entre politique et littérature, des débuts du régime britannique à la première élection de Maurice Duplessis, en 1936, a quelque chose de casse-gueule. Si on a bien étudié l’engagement politique des écrivains et écrivaines québécois.e.s (je pense entre autres aux travaux de Martin Jalbert et à la biographie de Gaston Miron par Pierre Nepveu), on n’a à peu près rien vu de la présence du fait littéraire dans le champ politique québécois. Pourquoi? Peut-être parce qu’il existe depuis longtemps, au Québec, une sorte de mépris de la politique, laquelle serait nécessairement synonyme de compromission, de corruption, de mise à mal des idées. Dès 1896, l’essayiste Edmond de Nevers disait, à propos d’un « brave citoyen » qu’on qualifiait d’homme « fidèle à son parti »:

Cela signifie que, pendant vingt ou vingt-cinq ans, il a pris au sérieux ce sport ridicule et coupable ; qu’il a couvert de son nom respecté mille malpropretés, mille gaspillages ; qu’enfin il a souscrit des sommes fort rondes à un fonds électoral, qu’il a distrait de l’avoir de sa famille, dans le but d’acheter des votes d’électeurs, de l’argent qui aurait pu lui être utile à lui-même ou avec lequel il aurait pu doter une bibliothèque publique, un hôpital, une société de colonisation[1].

Essayez, après ça, de faire coexister la littérature, cette chose qu’on dit si noble (!), avec la politique, cette chose si basse. C’est un peu la tradition dont nous avons hérité.

On pourrait longtemps discuter du philistinisme de certain.e.s de nos élu.e.s et de celles et ceux qui ont siégé à la chambre d’Assemblée, à l’Assemblée législative puis à l’Assemblée nationale du Québec. De manière cynique, on confirmerait ce que plusieurs écrivain.e.s, historien.n.e.s et intellectuel.le.s québécois.e.s tendent à faire depuis le 19e siècle : placer la littérature et le parlementarisme dans des silos. Prenons le cas de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau (1820-1890), député de Québec de 1844 à 1855, solliciteur général du Bas-Canada (1851-1853), secrétaire provincial de la province du Canada (1853-1855) et surintendant du bureau d’Éducation de 1855 à 1867. Il est de nouveau député puis premier ministre de 1867 à 1873. Les politologues et historien.ne.s étudient le parcours politique de l’homme, notant peut-être au passage son statut d’écrivain, de la même manière que les historien.ne.s de la littérature ne parlent guère de ses engagements en politique, de son intérêt soutenu pour contrer le flot d’émigration des Canadiens vers les États-Unis, de ce qu’il a représenté comme premier ministre, c’est-à-dire une sorte de compromis entre différentes factions conservatrices. Même le principal intéressé, Chauveau, contribue à dissocier les deux domaines. Dans son roman Charles Guérin. Roman de mœurs canadiennes, dont la première partie paraît anonymement dans l’Album littéraire et musical de La Revue canadienne de 1846 à 1847 puis, en entier et en volume, en 1852-1853, le jeune député puis ministre dépeint les misères des jeunes bourgeois professionnels, qui ne sont pas capables de trouver d’emplois. La solution : la colonisation de l’arrière-pays, le développement des « trompeships » (« townships »), comme le dit un des personnages du roman. Alors que Charles Guérin devient une sorte de héros local, Chauveau conclut son roman sur ces mots : « Malheureusement sa réputation d’homme de bon conseil s’est répandue au loin dans les autres paroisses, et l’on parle fortement de lui déférer la députation au prochain parlement… Bons lecteurs, et vous aimables lectrices, si vous vous intéressez à lui et à sa jeune famille, priez le ciel qu’il leur épargne une si grande calamité[2] !.. » La personne qui écrit ces mots est elle-même en politique active. Et ce qu’elle écrit dans certains de ses rapports politiques se retrouve, presque tel quel, dans son roman. Chauveau insiste pour dénigrer cette autre activité, qui n’est rien de moins que la gestion des affaires de la Province du Canada. Un peu, sans doute, parce que la politique est toujours décevante : à preuve, dans le roman Charles Guérin, la colonisation de l’arrière-pays est un succès, tandis qu’en « réalité », de 1860 à 1900, entre 325 000 et 327 000 Canadiens français ont émigré en Nouvelle-Angleterre[3]. On se rend compte que la littérature peut être la continuité de la politique, par d’autres moyens, fussent-ils fictifs. On gagne là où on peut.

Dès lors, et étant moi-même entre deux chaises disciplinaires, j’ai voulu faire la généalogie des interactions entre politique et littérature au Québec. Comprendre cette figure d’homme de lettres doublé d’un homme d’État, dont Chauveau n’est qu’un exemple, comme Félix-Gabriel Marchand, Faucher de Saint-Maurice, Edmond Lareau, Laurent-Olivier David et plusieurs autres. Dans le Canada français du 19e siècle, il y a des vases communicants entre les champs politique et littéraire. Un homme politique se dit volontiers écrivain ou homme de lettres même s’il n’a guère écrit depuis le collège. Les avocats, qui se font aussi poètes dans leurs temps libres, passent assez facilement à la politique. Souvent, le capital culturel peut être transféré en capital politique. Il est de bon ton de citer Virgile ou Horace en chambre, de montrer qu’on a des Lettres. Ce n’est pas tout à fait le modèle romantique français qui s’impose ici, celui que le sociologue Pierre Bourdieu décrivait pour la période entre la monarchie de Juillet et la IIe République, celle des « politiciens littérateurs et des littérateurs politiciens, Guizot, Thiers, Michelet, Thierry, Villemain, Cousin, Jouffroy ou Nisard[4] ». Certes, plusieurs aimeront la comparaison avec Lamartine et avec le romantisme révolutionnaire, mais dès la fin du 18e siècle s’était déjà développée au Canada une conscience de soi distincte de l’ethos français, en tant qu’homme de lettres, et ce, chez beaucoup de petits bourgeois qui deviendront hommes politiques.

Le double statut d’homme de lettres et d’homme d’État a aussi des désavantages. Entre deux feux, les hommes politiques finissent par rater la cible aux deux endroits. C’était le cas pour des gens comme Chauveau, justement. Comme l’écrit l’historien du livre Gilles Gallichan : « P.-J.-O. Chauveau est davantage un homme de cabinet et un homme de lettres qu’un politicien rusé et habile à déjouer les complots. Chacun sait que ce sont George-Étienne Cartier et Hector-Louis Langevin qui sont les vrais leaders du parti conservateur du Bas-Canada et que Chauveau doit exécuter leurs directives[5]. » Du même souffle, parce qu’il s’égare en politique, il ne peut donner sa pleine mesure comme écrivain. Le cas de Félix-Gabriel Marchand, dernier premier ministre littéraire de l’histoire du Québec, décédé en 1900, va aussi en ce sens. Son contemporain Laurent-Olivier David, lui-même député et écrivain, le disait bien :

M. Marchand fut notaire, journaliste, homme politique, député, ministre. Il avait une famille assez nombreuse qu’il faisait vivre sur un excellent ton. C’est dire qu’il devait lui rester peu de temps pour développer ses aptitudes littéraires, pour atteindre la perfection de l’art. C’est le sort de tous ceux qui écrivent dans ce pays ; il faut qu’ils soient admirablement doués par la nature pour produire des œuvres si remarquables dans des conditions si difficiles, pour que leur talent résiste aux influences les plus délétères et parvienne à s’affirmer à travers les exigences d’une vie absorbée par mille soucis, mille préoccupations matérielles[6].

Subrepticement, et à partir du moment où le jeu politique sera complexifié par le capitalisme, les chemins de fer et l’exploitation des ressources naturelles, les poètes seront relégués au second plan. Ce sont les hommes d’affaires qui vont imposer un nouveau paradigme. Citer Virgile ne sera plus nécessaire pour obtenir les honneurs. L’argent est un capital qui se monnaye mieux que le capital culturel. Ainsi, pendant les trente premières années du 20e siècle, on assiste à une sorte de séparation des champs politique et littéraire : les littéraires, cherchant à s’autonomiser, bouteront hors de leur champ ces écrivailleurs politicailleurs, qui ne sont pas de vrais littérateurs ; les hommes politiques, malgré la noblesse qu’impose l’écrit, seront plus occupés à participer aux conseils d’administration des grandes compagnies exploitant les ressources forestières, minières et hydrauliques de la province que de se souvenir des sentences latines apprises au collège. De la Conquête aux trente premières années du 20e siècle, c’est le chemin que j’ai tracé puis déblayé dans un secteur de l’histoire intellectuelle du Québec.

Si le Prix de la présidence de l’Assemblée nationale du Québec revêt un caractère si spécial pour moi, c’est parce que cette institution au cœur de mon étude a largement contribué à son accomplissement. Bien sûr, il y a le personnel de la bibliothèque actuelle, dont l’aide a permis de trouver ces fascicules, ces rapports, ces comptes publics, ces pamphlets politiques, ces réclames politiques qui n’ont rien, au premier abord, de littéraire. Il ne s’agissait pas de découvrir là des trésors enfouis, mais tout simplement de comprendre comment des tensions narratives traversent ces documents, comment un certain récit s’en dégage, lequel est souvent en phase avec les œuvres fictionnelles du moment. Ce qu’il y a dans les fictions de Chauveau se retrouve aussi dans les rapports politiques de Chauveau, parce que les hommes de l’époque avaient beau vouloir scinder leur vie, leur identité n’était pas rompue comme du pain, mais plutôt construite comme une sorte de feuilleté. Grâce à la riche collection de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale, j’ai pu colliger et croiser ces sources éparses.

L’autre source essentielle de mon travail est sans l’ombre d’un doute la reconstitution des débats de l’Assemblée législative. Le travail entrepris en 1974 et achevé dans les années 2000 a permis de reconstruire, à partir de sources croisées, les débats d’une époque où on se méfiait de leur retranscription. Cette méfiance, vieille tradition britannique, explique sans doute que le Journal des débats ne remonte qu’à 1963. Grâce au travail de plusieurs historiens – je retiens notamment les noms de Gilles Gallichan et de Jocelyn Saint-Pierre – et de nombreux stagiaires de l’Assemblée nationale, cette masse d’information est accessible à tous. Et pourtant, j’ai l’impression qu’on n’en a pas tiré tout le potentiel. Je suis toujours surpris de constater que les chercheurs et chercheuses en lettres ainsi qu’en sciences humaines et sociales oublient trop souvent ce que la Bibliothèque de l’Assemblée nationale peut apporter à leurs recherches. Serions-nous, universitaires, sous le coup de ce vieux sentiment de méfiance envers la politique, un peu comme si les parlementaires n’avaient rien à voir avec le mouvement des idées au Québec? On a tout avantage à croiser les disciplines, à croiser les corpus, à étendre nos toiles jusqu’aux discours, aux rapports et à la propagande politiques qu’on retrouve en masse à la Bibliothèque de l’Assemblée nationale.

Vous souhaitez en savoir plus sur les Prix du livre politique? À l’occasion de leur 20e anniversaire, visitez l’exposition virtuelle Le pouvoir des idées qui met en valeur l’histoire de ces prix ainsi que les ouvrages des finalistes et personnes lauréates depuis 20 ans!


  1. Edmond de Nevers, L’Avenir du peuple canadien-français, Montréal, Éditions du Boréal, 2006, p. 69. [retour]
  2. Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes, Montréal, Presses à vapeur de John Lovell, 1853, p. 346. [retour]
  3. Yves Roby, Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre. Rêves et réalités, Québec, Septentrion, 2000, p. 22. [retour]
  4. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1998 [1992], p. 219. [retour]
  5. Gilles Gallichan, « Le coup d’État manqué contre P.-J.-O. Chauveau », Les Cahiers des Dix, no 71, 2017, p. 96-97. [retour]
  6. Laurent-Olivier David, « Félix Marchand », La Fontaine, Montréal, Beauchemin, 1926, p. 83-84. [retour]